LE LUXE FAIT-IL SA CRISE D’ADO ?

Le luxe fait-il sa crise d'ado

Stratégie à base de memes chez Marc Jacobs ou Loro Piana, court-métrage comique chez Loewe, farces et attrapes chez Selfridges, bijoux punk chez Tiffany, pâte à tartiner Louis Vuitton, Health Goth chez Balenciaga, cosplay chez Jacquemus, kidcore ambiant…Les marques de luxe sont-elles en pleine crise d’ado ?

Légende photo : NANANÈREUH_ A cette époque où l’homme le plus riche de la planète s’amuse à troller sur une plateforme achetée à cet effet, on se dit que le monde vire à la cour de récré. Et nos amis du luxe ne sont pas en reste, déjà convertis aux plaisirs de l’insouciance adolescente, comme ici , avec Ice Spice pour Heavn de Marc Jacobs.Teenage dreams never die.

Alors que le profil des clients du luxe continue de rajeunir et de se décaler vers des franges plus populaires accros à TikTok, les maisons de luxe détendent leur string 18 carats pour se tourner vers les plaisirs simples de la vie d’ado : les memes et l’humour, le cosplay, le cute et le trash, la franche rigolade, et plus généralement la capacité à tout envoyer balader. Il suffit de voir Ice Spice poser pour Heavn, la marque ambiance Y2K teenage dream de Marc Jacobs, invoquant tous les poncifs esthétiques de l’adolescence. La sucette rouge en forme de cœur léchée goulûment, les yeux qui disent « fuck you », le crop top à imprimé jeu-vidéo rétro, le piercing en diams au nombril… On est là dans l’adolescence en version cagole des années Chirac, mais le spectre esthétique et nostalgique de cette crise d’ado du luxe est plus large et subtile.

LUXE MIMI-CRACRA

Ces derniers mois, la tendance lolita kidcore, à mi-chemin entre Courtney Love avec ses cols Claudine et ses Mary-Jane en version grunge, et celle de Dora l’exploratrice avec ses chaussettes à froufrou et sa coupe au carré de nerd, inonde les rues. Une esthétique du cute bien illustrée par la créatrice irlandaise Simone Rocha ou Sandy Liang, et qui est latente dans beaucoup de collections récentes à base de rose pâle ou de bleu ciel Petit Bateau. En face, il y a bien sûr le style Emo, dont la valeur continue de monter au NASDAQ des modeux. On l’a encore vu dans la collection Spring 25 de Balenciaga, qui ravive le Health Goth des 2010s, selon W Magazine. Le retour en hype de Chrome Hearts et ses bijoux de bikers moyenâgeux n’avait en fait rien d’anecdotique, on le voit dans la collection de Pharrell pour Tiffany, avec des chaînes et bracelets à picots de punk – en or 18 carats. Punk is not dead ? Lol ! Notons aussi le boom du trash, avec Stella McCartney et sa dernière campagne sur fond de déchets, ou avec des mannequins qui se prennent des peaux de banane ou des tomates lors du défilé AVAVAV à la Fashion week de Milan. Du luxe mimi-cracra, ou quand la crise d’ado va trop loin… ou pas.

La libération, ça fait du bien. Au-delà de l’esthétique, il semble que les marques de luxe empruntent à la culture ado pour repenser leur marketing, leurs concepts, voire leur storytelling, notamment autour du jeu et de l’humour.

MEME PRODUCT & RÉCRÉ-ATION

À l’ère de l’adulification du luxe, c’est Marc Jacobs le roi de la cour de récréation. Il a relancé les happenings de mode absurdement cool aux côtés de la réalisatrice Yulya Shadrinsky, à base de chutes dans les escaliers, de faux braquages de bijouterie, ou de mannequins faisant les derviches tourneurs sur des engins de chantier. Même chanson sur TikTok. Quand Marc Jacobs y débarque en 2020 pour vendre son parfum Perfect à la Gen-Z, il lance en même temps le challenge #PerfectAsIAm, enjoignant l’audience à s’exprimer en ligne dans une fougue insouciante. Le hashtag fait des millions de vues. La marque utilise aussi habilement les memes, comme sur ce partenariat avec Gina Lynn, qu’internet appelle la « Chick-Fil-A girl », ou plus généralement en surfant sur des memes populaires. Loro Piana a fait de même en version adolescence privilégiée sur un partenariat avec « Constant the Gstaad guy », un compte humoristique qui trolle la richesse des Helvètes.

La boutique branché de fringues de luxe Ssense a elle aussi bien intégré l’adage « no meme, no business », puisqu’elle présente ses vêtements sur Insta sous forme de memes bien sentis, plaçant alors les produits dans une narration, une blague, une situation, une attitude, etc. Je m’y suis abonné pour les memes, j’ai fini avec une nouvelle paire de grolles de luxe… Et leur stratégie a de l’influence. Loewe s’est inspiré d’un meme de Ssense pour le décliner en un court-métrage comique très réussi autour d’un concours de prononciation. La maison espagnole a l’art de la déclinaison bankable de memes. La semaine dernière, elle créait ainsi un un sac en forme de tomate en réaction à un meme représentant une tomate accompagnée de la légende, « This tomato is so Loewe I can’t explain it ». Dans son poste, Jonathan Anderson de Loewe écrit, « meme to reality ». Et dans les commentaires, on sent un réel désir pour ce sac tomate, lié à un moment dopamine vécu collectivement en ligne. Loewe invente le meme product. Bingo ! Gling gling !

JEUX D’ENFANT

Au-delà du marketing, les maisons de luxe proposent désormais des produits et expériences autour d’activités pour enfants, mais à la sauce chic. On a vu Jacquemus faire du cosplay du film Le Mépris de Jean-Luc Godard – lui appelle ça « revisiter ». On ne compte plus le nombre de marques se servant du jeu-vidéo pour créer du désir – Balenciaga sont les derniers en date, avec une collection passée au filtre PS1, et accompagnée d’un jeu. Quoi d’autre ? Oh… Paul Smith qui sort des voitures miniatures, Balmain qui s’associe aux jouets Pop Mart, Louis Vuitton et sa pâte à tartiner de luxe pour les petits gourmands très riches, un popup store de farces et attrapes pour la boutique de luxe britannique Selfridges, ou encore Saint Laurent qui ouvre une sorte de tiers-lieu de luxe à Paris – un squat artistique aux murs gris abîmés mais parfaitement lisses. Quelle sera leur prochaine trouvaille ? Un parc d’attraction artistique ? Ah non, Drake l’a déjà fait… On le sait, le luxe, la mode et l’art sont un bon miroir de la société et de son état d’esprit. Alors qu’on voit la triste immaturité politique des événements récents en France ou chez l’oncle Sam, et alors qu’on avait déjà comme une légère impression de vivre dans une version Disneyland d’un monde de Peter Pan, on se dit que ce n’est peut-être pas le luxe qui fait sa crise d’ado, mais bien le monde entier.


Par Jean-Baptiste Chiara