Mais qui a laissé les enfants sans surveillance ? Depuis que Musk a fait de Twitter un no man’s land intellectuel – et mis ses investisseurs dans la panade – le mythe de l’entrepreneur prodige en prend un coup. L’économiste le plus coté de France fait le bilan.
Il y a encore quelques années, Elon Musk était l’idole de tous les entrepreneurs et des jeunes étudiants de business school du monde entier au même titre que Steve jobs et d’autres entrepreneurs milliardaires de la startup nation. Il était l’incarnation de la réussite individuelle et la preuve qu’il faut laisser les entrepreneurs tranquilles afin qu’ils innovent, parce que leurs innovations profitent à tous.
D’ailleurs, lorsque vous lisiez une biographie ou regardiez un reportage qui leur étaient consacrés, leur ascension fulgurante se basait toujours sur leur personnalité. On avait toujours droit à l’enfance et aux signes précoces attestant d’un caractère exceptionnel, aux années d’études et au témoignage d’un professeur affirmant le comportement turbulent de l’élève, ce qui marque un empressement à vouloir réaliser des choses ; puis les témoignages de la bande de copains de fac mettant en avant les qualités de leader du futur milliardaire. Telle est, dans la majorité des cas, la présentation à l’eau de rose du parcours de ces jeunes patrons qui ne dépassent guère le cadre de la personne et de ses proches. Les succès seraient donc à aller chercher dans les caractéristiques de l’individu – notamment le fameux esprit d’entreprise – plus que dans les conditions qui lui ont permis d’y parvenir.
EN ROUE LIBRE
Or la réussite individuelle est avant tout collective car elle dépend des politiques mises en place, des institutions et du capital productif, humain et social d’un pays. Prenons le cas d’Elon Musk, comme le rappelle l’économiste spécialiste de l’innovation Mariana Mazzucato, ses entreprises – Tesla Motors, SolarCity et Space X – ont profité des investissements publics massifs du département américain de l’énergie dans les technologies liées aux batteries et aux panneaux solaires (profitant à Tesla Motors et SolarCity) et ceux de la NASA pour la technologie des fusées (profitant à Space X). Par ailleurs, ses trois entreprises ont reçu ensemble un total de 4,9 milliards de dollars d’aides publiques à l’échelle locale, régionale et fédérale sous forme de subventions, remises d’impôts, investissements dans la construction d’usines et prêts subventionnés.
Idem pour Steve Jobs, le succès de l’iPhone n’aurait pas été possible sans Internet, l’écran tactile, le GPS ou la reconnaissance vocale. Or, toutes ces innovations proviennent du secteur public américain : Internet, le GPS et la reconnaissance vocale ont été développés dans le cadre de programmes de recherche du département de la défense américain et l’écran tactile a été inventé par un professeur d’université et son doctorant ayant reçu des financements publics. Le succès de l’iPhone s’explique certes par le talent de Steve Jobs, mais n’a été possible que par des années de recherches et d’investissements publics bien en amont.
Une version de l’histoire que ces entrepreneurs évitent de raconter préférant la remplacer par un storytelling sur leur fabuleux destin et leurs qualités hors-normes. Outre le fait que ce genre de storytelling est un pilier important de la légitimation de politiques fiscales accommodantes, il est aussi un des vecteurs favorisant l’auto-fascination de sa propre personne. Comment aurait-il pu en être autrement ? Désormais Musk, autrefois incarnation de la start-up nation se voulant ouverte et inclusive, est le meilleur allié des conservateurs et de Trump. Depuis qu’il a racheté Twitter (X), la plateforme est devenue un lieu majeur de circulation de fausses informations. Il n’hésite pas également tel un autocrate à censurer les comptes des journalistes qui osent émettre des critiques à son égard. Enfin, persuadé de comprendre tout, il nous livre des analyses économiques et géopolitiques proches de celles que l’on peut entendre au café du commerce. Musk est en roue libre, hors de tout contrôle. À force d’encenser les milliardaires, de personnifier les réussites, de baisser les réglementations pour qu’ils deviennent encore plus riches, comment pouvait-on espérer obtenir un autre comportement que celui d’un enfant capricieux et autoritaire ?
Par Thomas Porcher