LE STADE ULTIME DU CAPITALISME

capitalisme ultime Hugh Grant

Unfrosted de Jerry Seinfeld raconte l’histoire d’un hit marketing des 60’s, la Pop-Tart de Kellogg’s. Dernière émanation d’un capitalisme nostalgique du modernisme des Trente Glorieuses fantasmé à l’extrême, Unfrosted est aussi l’expression d’un nouvel idéal du biz’ : le foreverisme. Bientôt l’ère du pop-modernisme ?

Légende photo : FOREVERISME_ Et si la nostalgie corporate derrière Barbie ou Unfrosted (starring Hugh Grant ci-dessus) était en fait un outil du capitalisme pour lutter contre la nostalgie, et créer un produit qui dure pour toujours. Comme on soigne une mauvaise gueule de bois avec une bière bien fraîche, Hollywood veut sauver le capitalisme avec du bon vieux-rétro corpo. Chic !

« The two greatest rectangles since the ten commandments », s’extasie le personnage joué par Jerry Seinfeld dans Unfrosted, son premier film déroulant une absurde et très comique hagiographie de la Pop-Tart. La Pop quoi ? Un pâtisserie du petit déjeuner créée dans les années 1960 par Kellogg’s, et pensée comme un pur produit du marketing de l’addiction. Quoi de mieux qu’un gâteau Kellogg’s hyper-addictif comme madeleine de Proust pour raviver l’image du capitalisme mourant ?

Après le déclin du « cinematic universe » à la Marvel, étouffé par son propre poids, Hollywood a trouvé de quoi relancer la machine : le « corporate cinematic universe ». En gros des biopics de produits addictifs. En 2023, on a ainsi vu des films Tetris, Air (Nike), Blackberry, Ferrari, Flamin’ Hot Cheetos, sans oublier le méga-trendable Barbie. Mais l’épidémie a commencé en 2019 avec The Founder, un film sur la success story de McDo. What else ? Peut-être ce film en développement par Sony, sur la guerre entre Pepsi et Coca.

Mais alors qu’on entend parler de nostalgie, il s’agirait en réalité de tout à fait l’inverse, selon Grafton Tanner, auteur de Foreverism (2023, Polity Books). « Le foreverisme est un outil anti-nostalgie, un idéal de produits pouvant durer pour toujours, explique notre spécialiste. Ça explique tous ces reboots de franchises par Hollywood, qui ont pour but d’empêcher les gens d’être nostalgiques de ces époques. Le capitalisme nous dit ce pour quoi ont devraient être nostalgiques, puis fournit une iconographie, afin de nous vendre des trucs. Barbie en est un bon exemple, on verra sûrement des Barbie dans les rayons pendant encore un moment. » Encore plus de nostalgie pour lutter contre la nostalgie, donc. Ou comment utiliser la technique du mal par le mal pour tenter de soigner la gueule de bois du capitalisme.

POP-MODERNISME & TRAD-WIFES

« Mais toutes les générations ne sont pas nostalgiques des mêmes époques, elles ont différents repères historiques où se rendre pour avoir une dose de nostalgie pré-faite, un fix de nostalgie », renchérit l’expert. Toutes, en revanche, sont nostalgiques de leurs années de jeunesse, quand tout était encore possible et imaginable. Pour la Gen Z et les milléniaux, ce sont les années 1990-2000, et pour les boomers, les Trente Glorieuses. Mais le capitalisme semble lui aussi nostalgique de ce modernisme optimiste, d’une époque où on pensait que la croissance rendrait le monde meilleur.

« Si vous êtes nostalgiques, vous pensez au passé, et le capitalisme , lui, veut que vous pensiez au futur, construire des autoroutes, des gratte-ciel, des technologies, etc. La nostalgie n’a pas sa place là-dedans », confirme notre spécialiste. Unfrosted ou Barbie ne seraient-ils finalement pas le symptôme d’un capitalisme en pleine crise de la soixantaine, rêvant de recouvrer sa jeunesse insouciante ? Et la pop culture est l’outil idéal pour ça, déjà intrinsèquement liée au modernisme. Avec ce pop-modernisme, verra-t-on bientôt Mickey faire du conseil en finance ?

En tous cas, le foreverisme pop-moderne marche aussi très bien, hélas, en politique. Trump et son « Make America Great Again » en sont un bon exemple, grâce auquel il s’octroie même le monopole du récit. Car comme avec l’amour dans le film Interstellar, les idées du passé ne sont pas soumises aux règles de la pesanteur, elles vivent et continuent d’évoluer dans le présent. « Les conditions de la nostalgie doivent être renégociées en permanence. Et malheureusement, les leaders politiques de droite sont très bons pour répandre des versions fausses du passé, qui deviennent ensuite plus réelles dans l’esprit des gens que la vraie version du passé. »

HYPERRÉALITÉ ET ANEMOIA

On peut faire le lien entre cette nostalgie d’un passé fantasmé, et le concept d’hyperréalité développé par le philosophe français Jean Baudrillard. L’hyperréalité est selon lui « la simulation de quelque chose qui n’a jamais réellement existé ». Comme un sapin de noël en plastique qui finit par ressembler plus à un sapin de noël dans l’esprit des gens qu’un vrai sapin. Le cliché fantasmé prend la place de la réalité. Le pop-modernisme fait la même chose avec la nostalgie, où la réalité alternée des Trente Glorieuses devient plus réelle que la réalité.

Et on voit bien les effets de ce type de récits au formol sur TikTok, avec la tendance « Trad Wives », qui promeut le mode de vie des femmes au foyer des années 1950, serviables, souriantes – et sous anxio ? Ou encore avec le sartorialisme des Zemmouristes sapés comme s’ils étaient dans Peaky Blinders. Il s’agit ici d’une autre forme de nostalgie qu’on appelle l’anemoia, soit la nostalgie d’une période qu’on n’a pas vécue. Grafton Tanner explique cela « par le fait qu’ils ont accès à beaucoup d’imagerie, de musiques, de films en lien avec ces époques. »

Et cette imagerie est précisément celle renouvelée et updatée par nos biopics foreveristes à la Unfrosted ou Barbie, qui inspirent plus que jamais nos chères têtes blondes, et plus généralement tout le secteur culturel. On l’a vu avec la campagne Skims mettant en scène Sabrina Carpenter façon 80’s, avec la trend très politisée autour de la country et des cowboys, ou encore avec le dernier court-métrage comique de Loewe façon jeu télévisé vintage.

Comme l’avait senti Naomi Klein dans son livre No Logo sorti en 1999 – à l’aube du post-modernisme –, l’homme se considère désormais comme un produit. Mais au-delà encore de cela, il semble aujourd’hui que l’homme, se considérant comme un projet, se pensant comme un produit, s’inspire désormais de produits ou de projets commerciaux pour façonner sa propre vie. Ceci explique peut-être pourquoi les biopics de produits addictifs remplacent ceux autour d’artistes de génie. Morale de l’histoire, si t’es pas une Rolex dans quarante ans, t’as pas réussi ta vie.

Par Jean-Baptiste Chiara