Nous rencontrions l’artiste russe, aujourd’hui au cœur de l’affaire Griveaux, à l’automne 2016.
Avec ses mises en scène de mutilation extrême, l’artiste russe Piotr Pavlenski est devenu l’opposant numéro 1 au maître du Kremlin. de passage à paris pour présenter son livre Le cas Pavlenski (Louison éditions), nous l’avons rencontré autour d’un café. Noir, forcément.
Boulevard Beaumarchais, la librairie du Globe, un samedi midi. Piotr Pavlenski est à la bourre. Pour cause, il vient de passer la nuit avec les avocats qui assurent sa défense à Moscou. La raison ? Un an plus tôt, un bidon d’essence à la main, il enflammait la porte du siège historique du FSB – les services secrets russes – en pleine nuit. Résultat : 7 mois au trou en attendant son procès. Lors de l’audience, l’activiste fait intervenir des prostituées comme témoins. 500 000 roubles d’amende plus tard, il échappe à une peine de prison ferme, l’Etat russe ne semblant pour le moment pas disposé à faire de Pavlenski un nouveau martyr – ou cherchant peut-être comment le faire taire par d’autres moyens. Retour à la librairie. On me prévient : depuis une semaine qu’il est à Paris, Pavlenski a un emploi du temps de ministre. Pourtant, hormis une rencontre du troisième type sur le plateau de l’émission de France 5 C à vous, il a refusé toutes les télés. La veille de notre rendez-vous, il a recadré les participants d’une conférence d’Amnesty International, apparement plus préoccupés à l’idée de se faire mousser que de parler des dissidents qui risquent leur peau en Russie. Né à Léningrad en 1984, « l’actionniste » déroute aussi bien les notables de province que les artistes de salon. Surtout, il interroge les ressorts du pouvoir et de son contrôle de masse par la peur et la consommation…
Boulevard Beaumarchais, Pavlenski arrive enfin, visage creusé. Sourire au coin des lèvres, un regard pur (je ne trouve pas d’autre adjectif adéquat), maigre comme un clou. Ah tiens, il lui manque un bout d’oreille. On file au café trouver une table libre.
SÉPARATION
Octobre 2014, Moscou : il escalade le toit de l’hôpital psychiatrique Sierbski et se tranche un lobe d’oreille.
Piotr Pavlenski : Dès l’instant où les autorités ont une difficulté à nommer tel acte comme un crime, elles ont recours à une description de type pathologique : la folie. Un exemple, après « Fixation » sur la place Rouge, l’une des principales chaînes de télé a montré l’action avec comme sous-titre « Tentative de suicide ». Ensuite, le ministre de la Culture a débarqué, conseillant à tous ceux qui seraient intéressés par ce genre d’activités d’aller au musée de la psychiatrie. On voit bien comment le pouvoir tente d’influencer l’opinion publique. Avec « Séparation », tout est devenu très clair. La psychiatrie sépare la société en deux, comme le fait le mur de l’Institut Sierbski (où furent enfermés les dissidents politiques du temps de l’URSS, ndlr), au sommet duquel je me suis assis. Et être sain d’esprit ou soi-disant malade, ça dépend de quel côté du mur tu te trouves. Comme Van Gogh, reconnu fou, calomnié, poussé au suicide, je me suis coupé le lobe de l’oreille. J’ai subi des dizaines d’expertises médicales… Pour cette action, j’en ai même laissé une partie : ce morceau séparé de mon oreille, comme sectionné par l’Institut Sierbski. L’existence ou l’absence d’un diagnostic est influencée par les liens que le psychiatre entretient avec le pouvoir, à sa connaissance de l’histoire de l’art et de la culture en général. À peu près un tiers des psy sont du côté du pouvoir et n’en ont rien à foutre ni de l’histoire de l’art ni du reste. Quand ils me voyaient, ils disaient que je délirais, que j’étais dans un état psychiatrique instable. Aujourd’hui, les asiles n’ont pas un pouvoir aussi total que sous l’Union soviétique. Par exemple, à l’issue de « Suture », pendant mon examen médical, la psy s’est mise de mon côté. Elle comprenait très bien ce que j’avais fait et pourquoi, sa position citoyenne s’exprimait par le fait qu’elle n’inventerait pas un diagnostic psychiatrique. Une grande chance !
SUTURE
2012, Saint-Pétersbourg : il se coud les lèvres en soutien aux Pussy Riot en procès pour sacrilège punk dans une église orthodoxe.
À la différence de la performance – qui est beaucoup plus proche du théâtre ou de l’opéra –, l’action se rapproche de l’acte terroriste. On ne l’annonce pas, personne n’y est invité et elle s’inscrit dans un dialogue, un affrontement avec le pouvoir. Celle-ci, c’est la première que j’ai faite, à Saint-Pétersbourg. Je voulais pousser la logique du pouvoir jusqu’au bout et révéler son principal levier : la peur. La raison est simple, il est plus pratique de transformer chaque individu en son propre flic. Je suis né en 1984 dans cette ville qui était un peu différente à l’époque. Elle s’appelait Léningrad. Je me souviens des tickets de rationnement pour la nourriture et de ma mère parlant tout bas à la maison de peur d’être entendue. Une fois, un flic est venu dans notre immeuble, je devais avoir 4 ou 5 ans, on avait mis le feu à des ordures dans le couloir. J’ai eu très peur et je me suis demandé qui m’avait transmis cette crainte de l’uniforme. Mes parents ? Les médias ? Le weekend, on regardait la télé toute la journée à la maison. Bien plus plus tard, six policiers sont venus faire une perquisition à mon domicile. À l’époque, je vivais dans un appartement avec mes propres enfants, mais ils ont continué à faire ce qu’ils étaient en train de faire, sans aucune crainte. Je me suis rendu compte que la terreur est formée de manière artificielle. Je ne dénonce pas la peur liée à la survie, mais les dangers construits de toute pièce : les fantômes du pouvoir.
« L’ACTION SE RAPPROCHE DE L’ACTE TERRORISTE. »
CARCASSE
Mars 2013, Moscou : il s’enroule de barbelés pour s’opposer aux deux lois contre « la promotion de l’homosexualité et les offenses au sentiment religieux ».
On cherche à soumettre chaque citoyen pour en faire du bétail. Les barbelés sont les enclos dans lesquels on est enfermé au quotidien. Quelles que soient les tentatives pour en sortir, c’est douloureux et on se sent impuissant. En me mettant nu, je voulais montrer un corps dénué de tout. Ici, la police renforce mon propos. On cherche à me cacher en essayant de me recouvrir avec un tissu. La police est même allée jusqu’à me faire entrer nu par la grande porte du Parlement. À travers ce désir de neutralisation, le pouvoir se démasque. Lorsque j’étais en prison, je me suis, d’une certaine manière, pas mal reposé. Mais j’ai aussi appris beaucoup de choses. Tout y est beaucoup plus évident. Les libertés dont on nous prive dans la vie, tout cela est beaucoup plus visible derrière les barreaux. La mécanique y est mise à nue, pas besoin de décoration. Pour rester un individu, tu dois résister. En liberté, c’est la même chose, il faut sans cesse s’affirmer. À la seule différence que le pouvoir manipule de façon plus douce, ses instruments de contrôle sont plus diffus : la police, les médias, la médecine, l’école. Quelque part, c’est plus difficile en liberté – car moins évident.
FIXATION
Novembre 2013, Moscou : il cloue ses testicules aux pavés de la place Rouge, devant le mausolée de Lénine.
Il s’agit d’un travail avec la couleur rouge : l’action se déroule sur la place Rouge un jour marqué de rouge dans le calendrier, celui de la Police, une fête officielle en Russie. Le rouge est la couleur de la police et du FSB. À partir de cette action, je me suis rendu compte qu’on pouvait contraindre le pouvoir à se démasquer lui-même. L’exemple marquant, c’est la première enquête pénale ouverte après « Fixation », le genre de procédure qui permet de punir, d’isoler, de forcer à fuir ou à aller vivre ailleurs. Dans n’importe quel État, il y a un contrôle et les méthodes utilisées par ce pouvoir ne sont pas toujours celles que l’on retrouve dans les régimes totalitaires. Dans de nombreuses formes de gouvernement, on cherche à contrôler les personnes, à les priver de leur temps et de leur liberté en créant un système de valeurs spécifiques : la consommation, par exemple. Un individu achète un nouveau modèle de téléphone et, pendant un moment, ça lui est très agréable. Il est assis devant comme je l’étais sur la place Rouge. Et la peur qu’il est en train d’avancer vers la mort disparaît. Mais ce n’est qu’un répit et cette peur revient. Alors il acquiert à nouveau. Et ainsi de suite. De cette manière, l’individu est anesthésié.
Si je me considère punk ? Quand cette culture est apparue, elle réfutait les codes culturels mais elle a très vite été englobée dans la pop-culture. Beaucoup de ses acteurs ont commencé à se teindre les cheveux dans des couleurs différentes, à boire de la bière, à zoner gentiment. Bref, ils ont adopté un mode de vie inoffensif pour le système. L’exemple de la bière est assez parlant. Moi, je préfère des alcools forts comme le cognac. Le problème avec la bière, c’est qu’elle s’inscrit dans un mode de vie qui ramollit, dans un système où tu restes un bon citoyen. On te laisse déverser tes émotions dans des lieux dédiés, puis tu vas rentrer chez toi, travailler, et te soumettre au règlement quotidien. Ta réalité ne va pas changer.
« VIVRE SOUS SURVEILLANCE, ÇA REND LA VIE PLUS INTÉRESSANTE : TU ES OBLIGÉ DE DEVENIR IMPRÉVISIBLE ! »
MENACE
2015, Moscou : il met le feu à la porte de l’ex-KGB puis attend – 17 secondes ! – l’arrivée de la police.
Pour qu’une action puisse avoir lieu, il faut contourner le service de sécurité, enfreindre le règlement. Ici, j’enflamme la porte du siège historique des services secrets russes sur la place moscovite de la Loubianska. Je voulais montrer la continuité du pouvoir en Russie. Depuis longtemps, une même structure tire les ficelles. Avant ça s’appelait le KGB, maintenant c’est le FSB. La terreur rouge a été le point de départ de cette organisation terroriste. Depuis, elle accapare le pouvoir et utilise la peur pour contrôler 146 millions de personnes. Chacun doit décider pour lui-même si le fait que son téléphone soit sur écoute ou d’être suivi dans la rue sont des formes de pression. Cela crée des contraintes et des limites dans l’action. Cela impose de faire tout un tas de gestes inutiles dans un autre contexte, influence une certaine organisation de la vie quotidienne. D’un autre côté, ça rend la vie plus intéressante car tu es obligé de devenir imprévisible ! En France, je crois que vous avez une grande admiratrice de Vladimir Poutine… Marine Le Pen ? Ceux qui s’apprêtent à voter pour elle, je leur conseille d’aller faire un tour en Russie. Et à Marine Le Pen aussi, d’ailleurs. Peut-être qu’elle deviendra une amie de Vladimir Poutine, qu’elle l’aidera un peu. Je pense que ce serait intéressant pour elle.
Par Julien Domèce