Alors que ChatGPT devient un outil incontournable dans de nombreuses rédactions, notre journaliste ancienne génération (il a fait des études et cite Janet Malcolm à l’occasion) est parti enquêter. Entre erreurs et remplacements, qui nettoie les boulettes de l’IA ?
Vendredi 12 janvier 2024, direction Le Fumoir, lieu bobo-chic à côté du Louvre. J’y ai rendez-vous avec un certain Rémi Rostan. À peine son café commandé, ce Gapençais plutôt avenant se présente : « Je suis Rémi, 33 ans et presque une dizaine de métiers dans les jambes ». Formateur en webmarketing, avec un court passage chez Subway, il devient photographe pour Google, avant de voir son métier sombrer vers l’IA. Imaginez un mix entre Daniel Filipacchi, le roi du magazine boomer, et PAL, le robot mutin de Mitchell et les machines. L’an dernier, il sortait son premier mensuel, LHC-Les Heures Claires. Sa particularité ? Ce titre, biberonné pendant des mois et des mois à Midjourney et ChatGPT 4 (sa version la plus récente) serait… créé à 99 % grâce à cette intelligence IA. « Je suis arrivé naïvement, en étant ni graphiste, ni du monde de l’édition, je me suis rappelé ce que je lisais ado, les magazines de skate ou de BMX, il fallait que je fasse un magazine. » Un magazine sans journalistes, ni photographes, ni SR – juste ce brave Rémi et ses machines…
« CHAT GPT A DE L’HUMOUR SI ON SAIT QUOI LUI DEMANDER… » – RÉMI ROSTAN
Au vu du résultat, on se doit de vous le dire : ce mensuel d’un genre nouveau est plutôt bien pensé, coloré, pas inintéressant… Il est découpé en trois parties : il ouvre avec la rubrique « Les Heures Innovantes » consacrée aux sujets d’actu autour de l’IA ; la deuxième, « Les Heures claires », couvre mode, lifestyle, gastronomie ; et enfin, « Les Heures Sombres » dans laquelle le réd-chef « pousse l’IA dans la satire et l’humour, car oui, Chat GPT a de l’humour si on sait quoi lui demander ». Sans oublier le tunnel de pubs de luxe en ouverture du titre. Particularité ? Elles sont toutes fake.
Les Fautes de la machine
Alors, avons-nous là le mag le plus fastoche à fabriquer de la planète ? Pas exactement. Comme tout galérien de l’IA, cette nouvelle classe du lumpenproletariat du tertiaire, nous confie : « Les échanges avec le tchat – qui n’est ni tout puissant, ni omniscient – pour construire un article, peuvent être très longs. Il y a des jours où je galère vraiment, où un simple échange va durer jusqu’à trois heures. Il faut toujours reprendre, toujours corriger, c’est rare que ce soit parfait du premier coup. Pour préparer le magazine, c’est sept jours sur sept, dix heures par jour… »
Il est évident, en feuilletant le magazine, que malgré un look presque séduisant, les textes sont bourrés de redondances, le style d’écriture est raplapla… Ce Franck Annese d’un style nouveau (sans casquette donc, et sans salariés) le reconnaît : « Dans ce que je fais, il y a aussi une volonté de faire passer un message : montrer les limites de l’IA et aussi son imperfection. Ce sera plus un compagnon pour les médias que quelque chose à craindre »… Facile à dire lorsqu’on voit tous les groupes de presse spécialisés en titres cheapouilles recourir massivement à ChatGPT et MidJourney, ou, pour les plus intègres, promettre de faire corriger les fautes de la machine (pardon, les faire bosser « sous supervision humaine » pour reprendre la formulation des communiqués des grands groupes de presse) par des êtres humains ayant abandonné tout espoir de choper un prix Albert Londres pour leur travail journalistique…
L’Organisation Mondiale de la Presse (oui oui, ça existe, ils sont basés à Francfort) dévoilait en 2023 que la moitié des rédactions utilisaient déjà l’IA : 70 % d’entre-elles l’accueilleraient favorablement, et 20 % recevaient même des directives en matière de déontologie. À l’époque où Bild, premier tabloïd européen, supprime des postes pour laisser l’IA faire, où Vice propose de faire pareil et où même nos potes de la PQR (Presse quotidienne régionale) sont concernés, comment l’éviter ? Comme l’a annoncé Ebra, le premier groupe français de PQR, son quotidien l’Est Républicain, s’y met. Pour trois mois depuis début décembre, le journal nancéien lance un essai avec l’Intelligence artificielle pour le traitement de la copie de plusieurs de ses correspondants locaux. La démarche est simple : ChatGPT est censé enlever les tâches jugées répétitives. Les correspondants envoient leurs textes, ensuite les SR font un copier-coller des plus basiques. Puis l’Intelligence artificielle se met au travail avec la demande de corriger et d’alimenter l’article. Simple et efficace. Vraiment ? « l’IA alourdit le travail, nous oblige à passer encore plus de temps derrière nos ordis, en créant de nouvelles contraintes avec les aléas de l’informatique », déplore Éric Barbier, délégué syndical chez l’Est Républicain. À l’écouter, l’IA devient une contrainte, à surveiller jusqu’à épuisement pour ne pas se retrouver à balancer des fake news digne d’un bot russe à son insu. « Concrètement, les premiers retours sont mauvais, poursuit Barbier. Elle corrige mal, elle est essentiellement perfectible, ce n’est pas satisfaisant ».
Logiciel scribouillard
Toujours à la recherche de piges supplémentaires, je clique sur Linkedin (ou « l’Insta des cadres en bout de course » comme dirait ma voisine d’open-space). Les offres d’emploi pullulent : Développeur IA, Jeune docteur IA, Responsable intelligence artificielle ou encore Chargé de mission ChatGPT… À bien fouiller, on y trouve des perles : « Stagiaire Journaliste spécialiste ChatGPT » pour SF Média, l’éditeur du Tribunal du Net. Le titre fait rêver, je postule.
Rendez-vous téléphonique est pris avec la sympathique DRH du groupe. Je lui demande quelles seraient mes missions : « Rédaction d’articles et génération d’images en utilisant l’IA ; optimisation de la rédaction grâce à l’IA ; génération de vidéos automatisées grâce à l’IA ». Je fais mine de comprendre son charabia, mais me permets néanmoins de demander si j’aurais droit à une formation pour bien encadrer le logiciel scribouillard. « On utilise l’IA pour enrichir tes articles. Les erreurs sont rares si tu as de bons prompts avec ChatGPT et bien évidemment, on va te former à ça. On fait aussi la vidéo, la photo, l’image avec l’IA – on te montrera tout ça ». Je raccroche, l’entretien est (enfin) fini, je passe un moment sur leur site. L’icono est bidouillée, les titres, putaclics (« Enterrement de Christophe Dechavanne : révélations chocs » alors que l’animateur s’exprimait sur la fin de vie) et des articles de 400 signes maximum, on est ici dans un France dimanche revu et corrigé par ChatGPT. Et dire que l’auteur de ces lignes a fait deux ans de Sciences Po , est actuellement à l’École Française de Journalisme, et se retrouve à postuler à ça…
La seule bonne nouvelle avec toute cette bouillabaisse à base d’IA ? « On le voit, tout ce qui est de haute qualité ou de forte créativité est de plus en plus recherché », optimise Ari Kouts, Responsable Innovation du groupe Viseo, et créateur de Tech Génération et Cuisine Génération, deux magazines web pourtant grossièrement alimentés par ChatGPT. Certains métiers vont se faire marcher dessus par l’IA, certes, mais d’autres vont connaître un boom. l’IA sera suffisante pour des tâches basiques, mais pas pour les demandes les plus complexes. Il faudra toujours un homme ou une fémme pour l’alimenter. » À condition de savoir, dans cette nouvelle hiérarchie en pleine construction, lequel des deux sera le maître, et lequel, l’esclave. Sur ce, je vous laisse. La DRH du Tribunal du net vient de me proposer un second rendez-vous…
Par Alexandre Renusson