[LES GRANDES INTERVIEWS TECHNIKART] ÉDOUARD BAER : « ON ALLAIT AU BORDEL… AVANT ! »

edouard baer technikart

Alors qu’il fête ses 50 ans, Baer est sur tous les fronts : animation de la matinale de Nova, reprise de Un Pedigree au Théâtre Antoine, et surtout sortie imminente de son nouveau film, Ouvert la nuit. Autant de raisons de le questionner avant l’inéluctable burn-out ?
Derrière son titre chipé à Paul Morand, Ouvert la nuit offre enfin à Baer un rôle à la hauteur de son immense talent : dans cette errance parisienne d’un directeur de théâtre qui a une nuit pour trouver de quoi payer les salaires d’une équipe en grève, il est aussi drôle que d’habitude, mais aussi plus mélancolique, plus intime.
Rendez-vous fut pris un matin dans son bureau à Nova avec le fils spirituel de Jean Castel, Jean Rochefort et Jean-François Bizot. Il nous dit, hilare, que Technikart est devenu une sorte de nouvel Idiot international, qu’il a donc intérêt à se tenir à carreau. De quel bois nous chauffons-nous ? Nous ne sommes pas venus pour l’asticoter. Mais pour confesser amicalement un grand frère.
Après vous, cher Édouard.

 

Vous n’aviez plus réalisé de film depuis l’échec de votre deuxième, Akoibon, il y a douze ans. Ouvert la nuit est votre meilleur ?
Édouard Baer : Comme acteur, je ne sais pas. Comme metteur en scène, il n’y a pas de doute. Je ne peux pas revoir les deux autres, ça me met trop mal à l’aise. Akoibon, des nuits entières je me disais que j’aurais dû changer le scénario là, demander une prise de plus ici…

Votre premier film, La Bostella, est culte, non ?
Culte veut dire bizarrerie, c’est une façon de revendiquer un underground et tout ça… C’est malgré soi qu’on devient culte. Tous les nanars deviennent cultes. Il y en a, des films avec dans le titre les mots « moussaka géante », qui sont cultes ! Pour La Bostella, on avait voulu tourner en vidéo et l’image est un peu « brûlée », elle vieillit mal… Avec Akoibon, mon problème, c’est le scénario qui est raté.

À cause de la mise en abyme ?
Oui, la mise en abyme n’est pas claire, et puis il y a des scènes que j’aurais dû retourner. Là, pour Ouvert la nuit, je n’ai pas eu ce regret du tout. Il y a même des scènes que j’ai enlevées, dont une que j’aimais bien pourtant, qui était un peu imitée du Feu follet

Louis Malle, c’est l’une de vos références en termes de réalisation ? Quelles sont les autres ? Cassavetes ?
On est influencé, bien sûr, mais sur les tournages j’essaie d’oublier. Que ce soit le plus vivant possible. Je me réfère à des choses de la vie plus qu’à des maîtres. Après, je vois bien qu’il y a des films qui ne me lâchent pas, auxquels je repense tout le temps, dont Le Feu follet, Le Fanfaron, sur ces duos qui circulent, ce mélange de comédie et de mélancolie. Le personnage du Meurtre d’un bookmaker chinois de Cassavetes m’obsède aussi. On ne sait pas pourquoi on l’aime. Est-ce parce qu’il est joué par Ben Gazzara qu’il est irrésistible ? Rien dans le scénario ne nous le rend très sympathique. Il y a des films vraiment burlesques aussi, comme What’s New, Pussycat ?, avec ses nuits américaines inouïes, ses décors sixties, Peter Sellers en psychanalyste avec une perruque, Woody Allen qui va prendre son petit-déjeuner sur les quais de Seine, une liberté totale…

Sans vous confondre avec votre personnage, Luigi, dans Ouvert la nuit, vous êtes ici moins léger que d’habitude : il y a un côté sombre.
Comme spectateur, les comédies où il y a de la mélancolie me restent plus en tête que les choses gags, sauf quand c’est Funès, des gens où la folie est un spectacle à elle toute seule. C’est un film portrait : je voulais créer un personnage de cinéma, pas un personnage de téléfilm, quelqu’un avec un peu de profondeur. Si on veut faire quelque chose à la gloire de quelqu’un, une déclaration d’amour, c’est aussi à ses défauts. Mon personnage, c’était intéressant de le salir un peu. Son système, sa petite entreprise un peu paternaliste, ça marche parce qu’il y a du chantage affectif, de la mauvaise foi, un goût du pouvoir…

« CULTE, LA BOSTELLA ? TOUS LES NANARS DEVIENNENT CULTES. »


Qui étaient les modèles de Luigi ?
Des producteurs comme Raoul Lévy ou Jean-Pierre Rassam. Ils faisaient de la cavalerie. S’ils se brouillaient avec la mafia, ils se retrouvaient avec une balle dans la tête ; si c’était avec leur cousin, ça restait en famille ; s’ils avaient joué et gagné à la roulette, c’était plus facile. Je suis fasciné par les gens qui sont derrière les artistes, qui n’en sont pas mais qui ont une façon de vivre artistique. Dans la presse, il y en a eu beaucoup. Des grandes légendes comme Jean-François Bizot ou Claude Perdriel, ce type étonnant qui faisait des sanibroyeurs avant de monter des journaux. Et il y a cette anecdote géniale sur Claude Berri voyant le premier Astérix

Laquelle ?
Il voit le film et le trouve tellement mauvais qu’il décide… de doubler les salles ! Il se disait : « Les gens ont très envie de le voir, et le temps qu’ils s’aperçoivent que c’est raté, je me serai remboursé. »

Des gens comme ça, il en reste ?
Mon ami Marco Cherqui (producteur de Un Prophète et de À fond, entre autres, ndlr) est complètement fou. Il passe de Jacques Audiard à une comédie grand public, il est très extravagant, avec beaucoup de superbe. Poelvoorde ou Depardieu sont des gens d’un panache inouï. On en pense ce qu’on veut, ils peuvent provoquer, mais ce sont des personnages hors-norme, pas juste des acteurs. Depardieu, il a des mondes derrière lui, des restaurants, des affaires. Comme il dit : « Si un jour ça s’arrête, ça va mal se terminer. » Il faut qu’il y ait tout le temps de l’action.

La première fois que vous nous parliez du film, vous nous disiez que Luigi était un personnage resté coincé dans les années 60…
Il vit dans Paris comme si c’était son bureau. Les gens sortent de moins en moins. Bon, il y a des raisons à ça : le progrès, le frigo qui a remplacé le garde-manger, l’arrivée de l’ORTF et de Spotify, Deliveroo, Putes à domicile… On allait au bordel, avant !

UN REMAKE DE LA PLANÈTE DES SINGES ?
Non : Baer avec une copine guenon.


Dans les décors, on passe de Castel à Montreuil : c’est là que vous sortez ?
Il y a aussi le Plaza Athénée, un bar anar… On sait bien qu’aujourd’hui, les endroits amusants, les endroits chics, ce n’est pas lié à la déco, ce sont les gens. Un bar qui ne ressemble à rien, ça peut être là où il faut être, alors qu’un endroit où il y a des lustres en marbre est extrêmement ringard. Le Paris de Luigi n’est pas luxueux ou branché. Il cherche des gueules, des personnages, il va dans tel bar pour son barman. Si je sors, si je me balade, c’est pour rencontrer les gens.

Il y a une belle scène où Luigi va quémander de l’argent chez la proprio/mécène de son théâtre, près du parc Monceau…
C’est un reste d’un ancien projet : il y a quelques années, je voulais faire un film sur Bettencourt et Banier. Cette affaire, c’est très vite devenu un truc de chansonniers… Mais moi, ça m’a fasciné vraiment. Il y a une dimension quasi sexuelle, un rapport sado-maso. Lui : « Je ne sais pas pourquoi, Liliane, il me faut absolument un milliard… » Elle : « Mais vous êtes fou, François-Marie, vous me faites mal ! » Lui : « Vous êtes la pire des putes, allez donnez-moi ce Picasso, je pars avec lui sous le bras ! » Elle : « Mais qu’est-ce qui vous prend ?! » Les deux se jouent un jeu qui ne nous regarde pas jusqu’à ce que ça atteigne l’économie française. Dix millions, on peut voir ce que c’est, mais un milliard, ce n’est même plus concevable. Quelqu’un qui veut un milliard, ça me fascinait. Après, je ne sais pas pourquoi, j’étais parti sur Rochefort en Bettencourt !

Ça aurait été génial !
Il y a des années, j’avais rencontré Serrault qui voulait jouer Miss Marple en gardant sa moustache. (Rires.) Il y a un côté Alec Guinness, bien sûr. Et j’aime l’idée que ce soit une convention de départ : le type qui joue la dame a une moustache, voilà, il n’y a pas à en parler. Quelqu’un la regarde éventuellement au début : « Dites-moi, cette moustache, vous n’avez pas pensé à… » Et non, rien, on passe à autre chose. Il y avait des vieilles dames à moustache, avant, dans la France des châteaux, près de douves qui s’effondraient… Vous connaissez cette France, monsieur de La Rochefoucauld !

Ces personnages à panache qui vous fascinent tant, vous en fréquentiez, ado ?
Mon père était collectionneur. Le grand rituel était de l’accompagner aux puces à 6 heures du matin. Il essayait d’avoir ce qu’il appelait « le coup d’œil américain », de repérer l’objet au déballage. Moi je collectionnais tout ce qui concernait Napoléon, des bustes en plâtre, etc. À la maison, il y avait pas mal de monde autour de la brocante. Et j’avais des oncles fantaisistes, un astrologue, un Argentin. Quand mon père était pris dans son bureau, avec mon frère on devait faire attendre ses prochains rendez-vous en leur faisant la conversation – des gens assez bizarres, souvent marrants…

Votre faconde vient de là ?
Il y a un terreau, après je ne sais pas… Mon père avait connu Jean Castel dans les années 60, et quand j’ai eu 17 ans, il l’a invité à dîner pour que mon frère et moi ayons le droit d’aller chez lui. J’ai compris que c’était un prétexte : « Voilà mes fils, peuvent-ils allez chez toi sans payer d’adhésion ? » Parce que ma famille n’avait pas tant d’argent. Il y avait des gens étonnants, mais ce n’était pas un truc de fric du tout. Castel s’était pris de sympathie pour moi et il m’asseyait à sa table. J’étais presque dressé comme un lutteur. Il y avait des gens brillants autour de moi : Pierre Bénichou, Kersauson, Jacques Martin, parfois encore Chazot… C’était du rodéo, combien de temps vous tenez à cheval. J’étais le petit jeune, qu’est-ce que je venais les emmerder ? Elles étaient sèches, leurs vannes, méchantes, dures. Les quatre piliers de l’esprit parisien essayaient de me faire partir pour rester avec leurs copines, leur monde. Ça m’a formé. Ce n’était pas une boîte de nuit mondaine, snob, comme on l’entend maintenant, tout le monde n’était pas ou riche ou connu, il y avait des gens dont la conversation amusait Castel : des rugbymen, des écrivains maudits…


Vous pourriez écrire une histoire secrète de Saint-Germain-des-Prés…
À un moment, je voulais faire un livre sur des personnages que l’histoire n’a pas retenus, des gens qui n’avaient pas besoin d’un statut social important pour briller, pour en imposer : Simon Bocanegra, le photographe qui s’est suicidé il y a quelques années, qui était un grand personnage des années du Palace, d’une gentillesse incroyable, qui n’aimait que les travestis qu’il photographiait inlassablement à travers le monde ; Honoré Bostel, ce turfiste journaliste de Paris Match ; même d’une certaine façon Roda-Gil, qui était tous les soirs à la Closerie avec une conversation brillantissime… Il y avait aussi un type que personne ne connaît, Hugues de Giorgis, qui parlait onze langues et me donnait des cours de latin quand j’étais petit. Il faisait un peu la jonction parce qu’il n’avait plus d’appartement alors il fermait chez Castel, il ouvrait le Flore et on le laissait dormir… Il était en clochardisation, mais lui aussi tellement brillant intellectuellement que le patron du Flore, Miroslav, avait donné la consigne de le laisser dormir de 7 à 11 heures. Les anecdotes de bar, les losers magnifiques qui me touchent tant, ce sont aussi des histoires mélancoliques. Ce que je vous raconte là n’est pas très heureux : il s’agit d’alcool, de solitude, d’échec et de pauvreté.

Vous gardez une image branchée, alors qu’en vrai vous n’en avez rien à foutre. Non ?
J’ai toujours eu un peu 80 ans… Ce que j’aimais bien chez Wizman et Bizot, c’est la curiosité, leur manière de lutter contre la nostalgie. C’est une maladie la nostalgie, encore plus quand elle concerne des choses qu’on n’a pas connues, quand on s’invente des choses pour se faire du mal. J’aurais aimé avoir cette tendance à voir les choses joyeusement, j’aime bien les gens enthousiastes. Bizot était toujours partant pour un son qu’il avait entendu là, telle banlieue, tel quartier de New York. C’est une gymnastique. Moi, j’ai un peu le goût des choses mourantes. Ce n’est pas un dégoût pour la modernité, c’est un goût pour autre chose. Et aimer Sacha Guitry ne veut pas dire qu’on déteste les écrivains contemporains : je trouve personnellement qu’Emmanuel Carrère est un génie, par exemple.

Vous avez le sentiment d’être isolé ou de faire partie d’une famille ?
Je croise beaucoup de gens dont j’admire la démarche et les résultats, et pas que des gens bien-pensants, un peu sympas, cool et modernes… Les frères Podalydès, je trouve ça extraordinaire. Le clan James Thierrée, en spectacle c’est inouï. Il y a le Théâtre du Rond-Point, Bouli Lanners, Arnaud Aymard, des compagnies, des mecs du théâtre de rue… Si on n’admire personne de vivant, ce n’est pas vivable.

« CE QUE J’AIMAIS BIEN CHEZ WIZMAN ET BIZOT, C’EST LA CURIOSITÉ, LEUR MANIÈRE DE LUTTER CONTRE LA NOSTALGIE. »


Le fameux Pat’ le pirate, il vient d’où ?
À l’origine, c’est vraiment un spécialiste des courses, un turfiste. Il a été assistant de Polanski pendant quinze ans, c’était un peu sa mascotte, il s’occupait des repérages. On me l’a présenté. Il était tellement sympathique que je lui avais donné un petit rôle dans mon spectacle La Folle et Véritable Vie de Luigi Prizzoti, où il était très bon. Puis il a progressé comme acteur, là il est dans Ouvert la nuit, et il reçoit dans le café qu’on a fait à Nova. On s’échange des livres avec Pat’, un truc d’autodidactes, je lui ai passé Monsieur Jadis de Blondin, lui m’a filé un Paul Auster extraordinaire, Mr Vertigo.

En plus de votre matinale sur Nova, vous avez repris vos lectures sur scène de Modiano. Quand vous évoquez votre enfance, on a l’impression que vous avez grandi dans un roman de Modiano…
Je me suis aperçu au fur et à mesure de notre proximité. Au début, je ne cherchais pas à comprendre pourquoi ça me touchait à ce point. Avec mon frère, ados, on attendait la sortie du nouveau Modiano. En même temps, ça nous attristait, on ne savait pas pourquoi… Ça devait nous rappeler certains dimanches de notre enfance, même si je n’étais pas mal-aimé par mes parents contrairement à ce type toujours tenu à l’écart par des gens qui n’ont jamais su quoi en faire. Enfin, se sentir incompris et seul quand on est enfant, c’est universel.

Puisque vous fréquentez Modiano, il doit vous arriver des trucs incongrus…
J’avais repéré un petit bar boulevard Richard Lenoir où on se croyait dans une loge de concierge des années 50 avec des chats, des oiseaux… Ça sentait vraiment la pisse de chat, il y avait des toiles d’araignées, on ne savait pas si on dérangeait, en fait non c’était un café. Il y avait des boissons improbables, du pastis servi dans des verres qui n’avaient pas été lavés… J’y ai emmené Modiano. Il était heureux, il serait resté là des heures. Et en partant, il me dit au sujet des patrons : « Ah, je me demande ce qu’ils faisaient pendant la guerre… » C’était très drôle : je n’osais pas lui dire qu’ils n’étaient pas nés à l’époque, que c’étaient leurs parents !

Les années 60, les années 50, c’est bien ce que nous vous disions : vous êtes un homme du passé.
Cette phrase de Modiano me fait penser à ces endroits où les gens prennent le vêtement des morts… Dans les vieux quartiers de Paris, près des églises Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, Sainte-Clotilde, Saint-François-Xavier, je croise parfois des vieilles dames, je me dis que ce sont celles que je voyais petit, et non, ce sont leurs enfants qui sont devenus vieux à leur tour. C’est assez rassurant pour l’œil. Il y a un milieu vieille France catho qui a été très caricaturé et qui disparaît beaucoup, alors qu’il était touchant. Maintenant, il y a une bourgeoisie moderne de fric, agressive, tapageuse… Vous allez vous dire : le mec vote Philippe de Villiers, tout à coup ! Alors que mon affection pour ça, ce n’est pas être d’extrême-droite, pour un service militaire de trente ans ou je ne sais quoi… Depuis la télévision, on nous dit qu’on est tous ridicules : ridicules de draguer, ridicules de s’habiller comme il y a quinze ans, ridicules de se coiffer comme ça. Dans ce vieux milieu traditionnel, c’est comme si les gens n’avaient pas la télévision. Ils s’en foutent qu’on les juge démodés et ringards. C’est bien de ne pas avoir peur de ça.

 

Entretien Laurence Rémila
Et Louis-Henri De La Rochefoucauld
Photos François Berthier

technikart 208

Technikart N°208 Décembre 2016