Le Let It Be des Beatles et le Tatoo You des Stones ressuscitent en version remixée et augmentée pour Noël. Ces albums, objets de coffrets faramineux, auraient-ils encore quelque chose à nous dire ?
Effet de la révolution communicationnelle et de la manipulabilité illimitée des images par de nouvelles applications informatiques, la question de la vérité, que l’on croyait réglée par la science, fait un retour inattendu. Parallèlement, l’idéologie woke pervertit la déconstruction derridienne, avant tout critique et sceptique, pour imposer de nouveaux dogmes, et le révisionnisme fait rage. Dans la culture, tout d’abord, où, sous prétexte de rendre accessibles les œuvres du passé, on les ramène à sa propre médiocrité, mais également dans la nature, arraisonnée par l’homme, avec l’extension du domaine de la chirurgie esthétique et du génie génétique. Certes, il faut relativiser : utiliser la technologie pour donner à voir ou faire entendre, comme jamais, des films ou des enregistrements du passé n’est pas la même chose qu’ajouter, tel un Warlikowski, des textes à Un Tramway nommé désir ou des extraits d’Allemagne année zéro à un opéra de Wagner. La preuve encore avec le Let It Be des Beatles, remixé, pour son 50ème anniversaire, par Giles Martin, fils du producteur historique George Martin. Espace, clarté, dynamique, couleurs, fréquences basses : ainsi restauré, ce classique a bien plus de chance de toucher le public d’aujourd’hui. Mais ne s’agit-il pas d’un dévoiement, au sens où il nous impose de faire le deuil de la version brumeuse, aux timbres fondus, principe même du wall of sound spectorien, d’un titre comme Across The Universe ?
Ne signe-t-il pas l’échec de McCartney qui avait tenté d’imposer Let It Be (Naked), en 2003, version dépouillée, fidèle au projet d’album du retour aux sources, baptisé Get Back, de Beatles déjà nostalgiques de leur jeunesse ?
D’autant qu’à ce nouveau mixage de la version Spector, signé Giles Martin, s’ajoute, dans le coffret, le premier de Glyn Johns, avant les arrangements de Spector, rejeté par le groupe, entérinant l’idée qu’il n’y a pas de vérités, uniquement des perspectives. Ironie de l’histoire, Let It Be – symbole de la discorde des Beatles et du deuil impossible puisque, bien qu’enregistré avant Abbey Road, il sortit un mois après leur séparation – fait l’objet d’une nouvelle série documentaire, à partir des 55 heures de rushes du film éponyme de 1970, tentant d’imposer l’idée qu’ils n’avaient jamais été aussi joyeux et unis ! Révisionnisme ?
UNE DIMENSION CRITIQUE
Le coffret consacré au Tatoo You publié en 1981, par les Stones, pose moins de questions. Alors que certains les disaient ringardisés par le punk et par la new-wave, ils furent numéro un des ventes aux États-Unis, durant neuf semaines, avec ce disque bricolé à partir de veilles chutes de studio. Du tube planétaire Start Me Up à l’émouvant Waiting On A Friend, étoilé d’un solo légendaire de Sonny Rollins, l’album, royalement mixé par Bob Clearmountain, ne manquait pas de panache et fit l’objet d’une tournée mondiale qui passa par l’Hippodrome d’Auteuil et le stade de Wembley où fut enregistré un live percutant, inclus dans le coffret, en plus des habituelles chutes de studio inédites. Les millennials se moqueront sans doute des boomers tapant du pied en réécoutant les héros de leur jeunesse défourailler des boogies incisifs et des classiques du rhythm and blues comme le Going To A Go-Go des Miracles, oubliant que la nostalgie, l’utopie, le deuil impossible, ont aussi une dimension critique. Ce que les vrais jeunes, de toute époque, qui ont, ne serait-ce que quelques secondes, rêvé d’un autre monde, savent bien.
Par Eric Dahan
LET IT BE
THE BEATLES
TATOO YOU
THE ROLLING STONES
(UNIVERSAL)