Dans son nouveau docu’, le salutaire Lesbiennes, quelle histoire ?, Marie Labory fait revivre cent ans d’une histoire occultée en mêlant archives rares et sa propre trajectoire. Rencontre.
« Je suis lesbienne » est une phrase simple en apparence. Trois mots. Et pourtant… Derrière ces mots se cache plus d’un siècle de combats menés pour la liberté d’aimer. Dans son documentaire Lesbiennes, quelle histoire ?, Marie Labory retourne sur les traces de ces Anglaises, Allemandes et Françaises ayant vécu en tant que lesbienne à des époques niant jusqu’à leur existance. En partageant leurs histoires, la journaliste tente de réparer ce à quoi elle n’a pas eu accès plus jeune – des images, des références, des modèles… – tout en liant son histoire personnelle à la leur. Le résultat ? Un film aussi jouissif que salutaire.
Tu as réalisé ce documentaire historique avec la journaliste Florence d’Azémar. Une première pour l’histoire des lesbiennes ?
Marie Labory : Il existe des documentaires sur les lesbiennes mais qui sont souvent attachés à des figures, à des trajectoires très symboliques et très fortes. J’ai aussi vu beaucoup de documentaires sur l’histoire LGBTQIA+ et à chaque fois les garçons prennent beaucoup de place, pour plusieurs raisons légitimes comme la pénalisation gay extrêmement forte et l’épidémie du sida. Parler de ces sujets fut très important dans le militantisme, par conséquent on a laissé beaucoup moins de place pour les femmes et encore moins pour les lesbiennes, je pense aussi qu’elles ont eu du mal à s’emparer de cette histoire – comme moi, j’ai eu du mal à le faire, aujourd’hui.
Pourquoi toi et pas une autre ?
Cela faisait longtemps que ce projet me trottait dans la tête, à cause du manque de représentation. Je me suis demandée, un peu avec la grosse tête, « pourquoi pas moi ? »… Je me suis posée la question de la légitimité, celle d’oser aller sur la scène publique et d’oser prendre cette parole qui finalement n’est pas si simple. Il m’a fallu du temps : entre-temps, j’ai vécu, j’ai fait des enfants… Puis je me suis enfin lancée !
Dans ce film, tu racontes ton histoire personnelle. Faut-il parler de soi pour pouvoir parler des autres ?
Quand on a commencé à l’écrire, avec Florence d’Azémar, on était très journalistiques dans notre approche. Puis la productrice des films de l’Instant m’a dit : « Marie, on a envie d’entendre ce que tu as à dire, toi ». En cherchant, j’ai fini par écrire à la deuxième personne, c’est-à-dire à m’adresser à mon moi enfant ou jeune adulte. Je me suis dit que cette lesbienne anonyme, qui va vivre une trajectoire de lesbienne « classique », c’est moi qui vais la jouer, car en réalité j’ai connu ce que plein de lesbiennes autour de moi ont vécu et vivent encore. On ne sait pas, mais quand on commence à découvrir qu’on est lesbienne, on réalise que ça va être compliqué : on le cache à ses parents, à soi-même, on se l’avoue… et puis finalement on part vivre sa vie. Et ça, Renée Vivien (la poétesse, 1877-1909, ndlr) l’a fait, elles l’ont toutes fait…
Pourquoi as-tu choisi de te limiter à la période entre 1900 et 1999 en Europe ?
J’ai découvert que Paris avait été le centre attractif, le cœur battant du lesbiannisme pendant tout un siècle. Les Américaines, les Anglaises, les Allemandes sont venues vivre leur sexualité ici, la vie de bohème, les années folles…
Et ce choix d’arrêter le film en 1999 ?
Après, on serait arrivé aux dix ans du Mariage pour tous, et qu’il concerne aussi bien les hommes que les femmes, puis la PMA, qui est encore trop récente, donc il a fallu faire un choix.
Comment as-tu retracé cette histoire ?
Jusque dans les années 1970, l’histoire existe peu, elle a été effacé ou n’a jamais été dite, les femmes n’en parlaient pas, parce que « vivons heureuses, vivons cachées » ! Leurs familles aussi, à la mort de certaines lesbiennes, ont effacé des lettres, des photos… Alors je me suis aidée de toutes les autrices que j’ai lu et qui sont dans le documentaire, qui ne sont pas inconnues du tout, ces femmes ont été publiées et ont eu du succès. Elles ont produit, écrit des choses extrêmement claires et littérales. Donc évidemment les écrits de Liane de Pougy, Renée Vivien, Natalie Clifford Barney ou ceux, plus récents, de Violette Leduc et Monique Wittig ont été indispensables.
« OÙ EST NOTRE TITANIC LESBIEN ? »
Et comment as-tu trouvé des archives ?
J’ai fait appel aux réseaux sociaux et j’ai trouvé des femmes pour qui c’est une lubie de retrouver des correspondances, des photos… Et elles m’ont toutes dit « attention, on n’est pas tout à fait sûres » (de l’orientation sexuelles de certaines femmes représentées sur les photos, ndlr), alors que sur d’autres, il n’y a pas tellement de doute, mais bon il n’y a pas écrite « lesbienne » dessus non plus. Et puis Nicole, la fondatrice du club Scandalo, et pleins de filles qui sortaient au club m’ont fourni leurs photos personnelles. Encore une fois, ce n’était pas simple, car dans les années 1980, nous n’avions pas de téléphone portable. Et puis, les femmes ne se montraient pas tellement, c’était encore l’époque ou l’on se cachait pas mal. Sur les les archives de la boîte Katmandou, les femmes parlent à visage caché. En ce moment il y un grand travail d’indexation qui est fait.
Le monde de la nuit a une place importante dans ton film.
Pour moi, ça a été incroyable. Quand je suis arrivée à Paris de Bordeaux pour mes études, j’ai un souvenir d’arriver dans une boîte qui s’appelait L’Enfer à Montparnasse. On arrivait par un escalier qui dominait la fosse, et il y avait peut-être 2000 lesbiennes à l’intérieur ; je me suis dit, « mais c’est pas possible, elles sont toutes cachées là ! » Le monde de la nuit, au tout début, ce sont les gays qui me l’ont fait découvrir. Avec eux, j’ai appris à accepter mon corps, être lesbienne était très compliqué pour moi : je rejettais mon corps, je ne savais pas quoi en faire, je n’arrivais pas à trouver ma féminité, mon identité. Découvrir ce monde fut une grande libération.
C’est un documentaire que tu aurais aimé voir étant plus jeune ?
Adolescente, bien sûr ! J’ai cherché toute seule dans la bibliothèque de ma mère et j’ai trouvé des livres que j’aurais préféré ne pas lire. Elle était assistante sociale donc elle avait des grands bouquins de sciences sociales qui dataient des années 1960-1970, j’ai cherché et j’ai trouvé « lesbienne-homosexualité », je ne vous raconte pas ce qu’il y a avait écrit ! C’était encore vu comme une maladie mentale à l’époque, c’était effrayant. Dans le Larousse aussi, ce n’était pas très sympathique. J’ai mis beaucoup de temps à trouver des choses, c’est ce que je raconte dans le film : j’habitais dans une petite ville, et les seuls endroits où je voyais vraiment écrit le mot lesbienne en toute lettres c’était dans les rayons pornos du vidéo club, derrière le petit rideau.
Dans la découverte de ton homosexualité, y a-t-il des films qui t’ont permis de te révéler ?
Non, parce qu’il n’y avait rien. Il existait quelques reportages mais j’avais honte de les regarder. Un peu plus tard, il y a eu Gazon maudit, elle a eu beaucoup de courage, Josiane Balasko. Mais ma grande révélation, c’est Alien avec Sigourney Weaver ! Cette féminité tellement différente, plein de gens l’ont trouvé ultra-sexy, alors que si tu regardes, elle était en culotte blanche et debardeur, les épaules carrées… Cette femme forte, qui sauve tout le monde, j’ai adoré.
Ton documentaire peut aujourd’hui aider des jeunes filles à trouver des repères. Tu le conçois comme une réparation du passé ?
Les archives, les traces du passé, m’ont toujours bouleversée. Et l’image nous construit, donc oui, c’est une façon de réparer le passé, le manque d’images.
Tu dis dans le film : « Pour que moi, Marie Labory, je puisse dire “Je suis lesbienne”, il a fallu que d’autres femmes osent le dire. » À ton tour de faire partie de l’histoire ?
À mon tout petit niveau, oui. J’ai toujours fait ça pour ça, par exemple quand j’étais à PinkTV cela m’amusait de travailler dans un média ouvertement LGBT. Les modèles, c’est important, on le sait très bien. Se reconnaître, savoir que d’autres ont vécu cette même trajectoire avant et qu’ils ont réussi, qu’ils ne sont pas malheureux en tout cas.
« DANS LE CINÉMA, PENDANT TRÈS LONGTEMPS, LA LESBIENNE ÉTAIT LA FOLLE, LA DANGEREUSE, LA MAUDITE, LA MACHIAVÉLIQUE… »
Trouves-tu que le cinéma actuel représente correctement le lesbiannisme ?
Il y a plus de représentations ouvertes et tendres que de mon temps, on est moins des archétypes de quelque chose. Dans le cinéma, pendant très longtemps, la lesbienne était la folle, la dangereuse, la maudite, la machiavélique… Aujourd’hui, on n’en est plus là heureusement, mais on est quand même en déficit de représentation. Où est notre Titanic lesbien ?
Ce qui a changé depuis ces cinq dernières années ?
Il ne faut pas se leurrer. J’ai découvert avec les archives du documentaire qu’il y a aujourd’hui les mêmes mots qu’on entendait avant. On n’a pas tout mis, évidemment, parce que je n’avais pas envie de faire un film qui chouine. Mais on a tout de même placé un ou deux extraits de personnes qui disent que c’est abominable, etc. Ces commentaires, on les retrouve en 1980, en 1990, en 2000. Ils sont toujours là. Et on les a revus en 2013 pendant le Mariage pour tous. Ce qui est bien, c’est quand même que plus les mentalités changent, plus la loi évolue. C’est la même chose pour les droits des femmes, c’est intimement lié. C’est pour ça qu’il ne faut jamais lâcher, et ne pas se dire qu’on a réussi, c’est bon, car il y a toujours une force réactionnaire derrière nous. Les jeunes générations progressent aussi. Il y a quand même beaucoup de choses positives dans les écrits, les vécus…
Aux femmes qui vivent encore mal leur sexualité, que leur dirais-tu ?
Quand j’étais jeune, je pensais que c’était indispensable de faire son coming-out, j’étais très radicale. Aujourd’hui, j’ai évolué : je comprends qu’on ne le fasse pas forcément dans sa famille car on risque de perdre le lien, et ce n’est jamais bon. Mon message serait de ne pas vous mettre trop de pression, ne vous jugez pas, arrangez-vous comme vous pouvez en étant dans la plus grande sécurité possible.
Si ton documentaire avait été fait dans les années 1950-1960 comment aurait-il été reçu ?
Il n’aurait pas été fait ! Il n’aurait pas été projeté ou produit, justement car beaucoup femmes ont fait des choses qui ont été passées sous silence. C’était vu soit comme des objets de curiosité un peu malsaine, comme en parlent les historiennes, car c’était excitant, dans le porno il y a toujours eu des lesbiennes donc le documentaire aurait peut être reçu ce regard là, ou alors on aurait été totalement négligé et passé sous silence. Les lesbiennes de l’époque n’y auraient pas eu accès, ça aurait été très compliqué de dire « je suis lesbienne et je vais voir un tel film ».
« TOUS LES JOURS, JE SUIS OBLIGÉE DE FAIRE UN COMING-OUT… »
Et quand tu débutais à la télé ?
En 2004, sur PinkTV, c’était très difficile pour les programmateurs de trouver des films pour les femmes fait par des femmes car elles n’étaient pas dans les circuits de production, elles n’avaient pas d’argent ou beaucoup moins que les hommes. Le discours « On peut être hétérosexuel ou homosexuel c’est pareil », ce n’est pas vrai, c’est-à-dire que coucher avec quelqu’un du même sexe que toi, on s’en fiche effectivement, mais vivre avec quelqu’un, créer une famille avec quelqu’un, travailler et présenter sa conjointe ce n’est pas tout à fait pareil, ça a quand même encore des conséquences et c’est encore un pas un peu difficile. Je le vois encore dans ma vie, tous les jours quasiment, je suis obligée de faire un coming out. Quand tu fais venir un plombier et qu’il te demande si monsieur sera là aujourd’hui, tu dois lui répondre non c’est pas monsieur c’est madame. Sauf que parfois tu n’as pas envie. Ce n’est pas gravissime, mais c’est toujours un peu symptomatique. Tes enfants font le coming-out pour toi aussi : « moi j’ai deux mamans », ils sont obligés de le faire quasiment tout le temps.
Penses-tu réaliser un deuxième documentaire ?
J’aimerais bien… Par exemple, en ce qui concerne les années 1970, j’aimerais approfondir sur le mouvement des Gouines rouges, ce que nous n’avons pas fait dans le documentaire par manque d’archives. Mais le principal était de faire un film ouvert, il y a encore tellement d’autres choses à raconter sur les lesbiennes.
Lesbiennes, quelle histoire ? : sur Histoire TV à partir du 17 mai 2023
Entretien Mathilde Delli
Photos Gabrielle Riouah
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