Ces dernières années, Xavier Romatet, président sortant de Condé Nast France (la société éditrice de GQ, Vogue, Vanity Fair…) a su transformer les sites de ces belles marques print de l’ancien monde en redoutables « attrape-clics ». Mais à quel prix ?
Technikart : En tant que lecteurs attentifs de Vanity Fair et de GQ, on a remarqué de plus en plus d’articles clic-baits sur leurs sites. Tout va bien ?
Y’en a pas tant que ça, vous êtes injustes ! (Rires) Mais ces temps-ci, la presse est confrontée à des évolutions et des transformations extrêmement fortes, qui sont structurelles, mondiales, inéluctables, et qui appellent des changements majeurs. Le mode d’accès à l’information a changé (aujourd’hui il est digital et mobile), ce qui appelle une transformation des modes d’écriture : ils deviennent audiovisuels, de plus en plus visuels…
Gafa
Et se doivent de circuler sur les réseaux.
L’espace digital a été complètement phagocyté par les grands, principalement Google et Facebook, avec qui les médias ont des « amis-ennemis ». Ce phénomène bouleverse la nature même des médias, et nous devons fondamentalement nous remettre en cause. C’est la première fois dans notre histoire qu’il y a une distinction entre le rôle des médias, qui est de produire du contenu, et la distribution de ces contenus, qui nous a complètement échappée. Aujourd’hui, les producteurs de contenus ne maîtrisent plus la totalité des canaux de distribution, il y a donc une multiplicité des plateformes de distribution de ces contenus. Avant, le business model des médias c’était « je diffuse du contenu payant et je valorise cette diffusion par de la publicité ».
Et aujourd’hui ?
L’écosystème a complètement changé. Il nécessite de réinventer les rapports aux annonceurs, aux lecteurs et aux distributeurs.
Y compris pour vos titres plus « quali » (comme AD ou Vogue chez Condé Nast) ?
Toute la presse est affectée par les transformations. La presse de luxe a probablement résisté un peu plus longtemps que les autres, mais ce sont des phénomènes universels, mondiaux et générationnels, qui vont toucher tous les acteurs du secteur. Et aller sur le digital, quand on a des marques média aux positionnements très forts, est une réponse – mais pas l’unique réponse.
Donc des articles clickbaits, oui, mais pas trop ?
Aujourd’hui le modèle du digital fontionne sur du volume et pour faire du volume, il faut chercher de l’audience. Et pour chercher de l’audience, vous êtes obligé de sortir de votre îlot et d’élargir votre public.
Avec du clickbait ?
Oui. Il y a tout un nouvel équilibre à trouver entre respecter l’identité, la valeur, le contenu de ses marques média, et la nécessité d’aller pêcher de l’audience sur le digital. Et c’est une équation difficile : on est poussé par le système à augmenter nos chiffres d’audience, mais pour augmenter ces chiffres – faut pas se leurrer, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre -, il faut utiliser les techniques qui ramènent de l’audience. Jusqu’où aller pour le faire, that is the question.
Et aucun média ne semble avoir trouvé la réponse…
On est dans une période de mutation. Les équilibres d’aujourd’hui ne sont pas définitifs. Demain, ça changera. Ce qui nous oblige à faire des « test & learn », à être extrêmement humbles, mobiles, à changer en permanence nos façons de faire… Tout en gardant le cap.
Il faut surtout rester « content first » !
Et à trouver d’autres sources de revenu que celles du clickbait ?
Absolument ! Prenez une belle marque lifestyle comme AD chez nous, dont le site attire 300 000 visiteurs uniques. Si on voulait en attirer 3 millions, on dénaturerait complètement le titre. La conséquence, ce sont des revenus publicitaires faibles. Il faut donc trouver d’autres revenus. C’est ce qu’on essaie d’expérimenter, au travers de clubs, d’une newsletter, de conférences, de services… Aujourd’hui, 40% du chiffre d’affaires d’AD se fait hors du magazine et le digital y représente moins de 10%. Le digital n’est donc pas la réponse unique. Il faut trouver de nouveaux écosystèmes pour nos marques.
Et le « digital first » qu’expérimentent des médias en difficulté comme l’Express ou Libération ?
Le rôle d’un média est de produire du contenu. Pour moi, le plus important est d’être « quality first ». Aujourd’hui, on peut produire du contenu pour Snapchat qui n’est pas le même que pour mobile, pour un site, pour Instagram, pour un « Instant Article » de Facebook, pour le print, etc. Ce qui fait le sel d’un média, ce n’est pas d’être digital/pas digital, mais c’est son contenu. Après, il faut s’adapter, produire du contenu différent selon son canal de diffusion. Il y a le contenu écrit, le visuel, des formats de 1’15… La façon de produire du contenu change, par contre la nature du contenu que l’on produit, qu’on soit Technikart, GQ ou Vogue, ne doit pas changer.
Donc non au « digital first » ?
Il faut surtout rester « content first » ! Pour ensuite adapter la stratégie des contenus à un nouveau paysage de distribution, à de nouvelles offres qui, au lieu d’appauvrir, peuvent nous enrichir considérablement.
Et le papier ?
J’y crois encore et toujours. Le papier donne l’influence. Vous n’avez pas de statut, de référence, d’image, sans. Aujourd’hui, si vous arrêtez la version papier de Vogue, vous avez beau avoir un site, des évènements, des réseaux sociaux, 5,7 millions de fans sur Facebook, sans papier vous n’avez plus rien. Le papier doit être pour des titres un peu premium ce que le défilé est pour une marque de mode.
Lire aussi : Y a-t-il un robot pour sauver la presse ?
Un truc WTF et dispendieux ?
Non ! On fait de moins en moins d’argent sur le papier, c’est une évidence. Par contre si vous perdez le statut et la référence donnés par le papier, vous êtes sûrs de ne pas pouvoir développer d’activité digitale ou hors média. C’est pour ça qu’il faut continuer à investir dans le papier, un élément sine qua non pour toute marque média un peu haut de gammes. Le papier, ce n’est plus l’assurance de générer tous ses revenus, mais celle de pouvoir se diversifier sur d’autres activités – pour compenser la baisse des revenus qui viennent du papier.
Lire aussi : Chris Moran : « Mon objectif ? Faire écrire moins et mieux au Guardian »
Donc « tout va mal, tout va bien » ?
On est dans une période de disruption totale, alors il y a deux attitudes possibles. Soit vous avez peur : dans ce cas, la peur n’est jamais bonne conseillère, vous vous arc-boutez, vous coupez les coûts, puis vous mourez… Soit vous saisissez une formidable opportunité pour essayer d’inventer quelque chose de nouveau et de différent. A vous de voir !