Fast-food et gastronomie font apparemment bon ménage. Le sociologue Mohamed Merdji revient sur les raisons du succès de McDonald’s en France, en convoquant l’esprit carnavalesque, l’égalité et l’archipélisation de la métropole. Interview sur le pouce.
Selon votre étude (Les moments McDonald’s), parue en 2023), l’enseigne américaine rencontre toujours autant de succès auprès des Français. Dans quel contexte vous êtes-vous intéressé à ce sujet ?
Mohamed Merdji : Tout est parti d’un étonnement, celui de ces queues interminables qui se sont formées devant les restaurants McDonald’s à l’issue du premier confinement, en mai 2020. J’ai beau avoir 25 ans de carrière en sociologie de l’alimentation, je ne suis pas pour autant immunisé contre les stéréotypes. Comment une enseigne de fast-food pouvait-elle avoir pour deuxième marché mondial, après les États-Unis, le pays dont le repas gastronomique est classé patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO ? À cette question, j’ai voulu apporter une réponse sociologique.
Qu’est-ce qui fait la spécificité de ce « repas gastronomique des Français » classé par l’UNESCO ?
Il y a quelques années, j’ai participé à une grande étude internationale pilotée par l’un de mes collègues, Claude Fischler, directeur de recherche au CNRS, où nous avons enquêté sur les habitudes alimentaires des Français, des Européens et des Américains. Ce que nous avons mis en évidence, c’est l’existence de deux modèles de culture alimentaire. Le premier, le modèle anglo-saxon, est un modèle fonctionnel et individualiste. Lorsqu’on interroge un Américain sur la signification qu’a pour lui l’acte de manger, la première réponse qu’il donne est relative à la technique et aux outils (barbecue, poêle, frigidaire, micro-ondes, griller, frire, bouillir, etc…) ; vient ensuite l’aspect pratique. Pour un Américain, il faut que cet acte soit idéalement le plus rapide et le plus simple possible. Ce n’est qu’ensuite qu’il parle des aliments, qui ne sont par ailleurs évoqués qu’au regard de leurs propriétés nutritionnelles. C’est pourquoi, dans le modèle anglo-saxon, l’acte alimentaire est l’un des rares actes qui soit compatible avec presque tous les autres puisqu’il n’est pas considéré comme un acte social. Il est donc possible de manger en conduisant sa voiture, en marchant ou bien en assistant à un cours. L’étude a montré que, dans ce cas, jamais il n’était fait spontanément mention de ce que l’on appelle la commensalité : c’est-à-dire le fait de partager un repas en commun dans le but de satisfaire une dimension sociale et de plaisir partagé. Or, c’est très exactement cette caractéristique qui est propre au second modèle ; celui des pays latins et plus spécifiquement des Français. À la même question, la première classe de réponse donnée par un Français intègre les notions de plaisir, de goût, de cuisine, de famille, de collègues, d’amis ou encore de fête. On est donc là dans une conception qui donne toute sa place au plaisir, au partage et à la convivialité, mais aussi aux produits, à travers l’image du terroir, du marché et des producteurs.
Quel est ce paradoxe qui fait que ce modèle anglo-saxon ait aussi bien su s’imposer au cœur même de son antithèse : le modèle français ?
Historiquement, le restaurant est une invention française qui remonte à la Révolution et qui reproduit le modèle de la table aristocratique, c’est-à-dire d’une forme de convivialité marquée par la hiérarchie et l’entre -soi. Lorsque vous allez dans une brasserie, vous vous retrouvez dans un contexte extrêmement formel. Manger demande de la tenue et de la retenue. On se contrôle, on mange avec ses couverts le plus proprement possible. En France, on apprend à manger de cette manière dès le plus jeune âge ; aussi bien à la maison qu’à la cantine, puisque cette institution joue également, sur ce plan, un rôle éducatif majeur.
80 % des personnes âgées de moins de 60 ans déclarent aller au McDonald’s au moins une fois par an.
51% des Français qui vont chez McDonald’s ont des rituels, c’est-à-dire des visites associées à des moments particuliers de leur vie.
Si l’éducation à l’art de la table est si prégnante en France, pourquoi se rendre dans un restaurant qui semble en être dépourvu ?
McDonald’s représente une rupture avec notre tradition. Parce que c’est un modèle qui vient d’un pays où la culture de la distinction n’est pas inscrite dans l’histoire de la restauration. Il en est même une sorte d’antithèse. Et c’est cela qui est intéressant sociologiquement parlant. Puisqu’au McDonald’s les Français s’amusent, comme au carnaval, à inverser tous les codes de leur éducation alimentaire. Mais de manière rituelle et dérogatoire pour mieux les réaffirmer ensuite. Près de la moitié des Français interrogés associent d’ailleurs spontanément McDonald’s à un rite. Ceux qui sont les plus cités étant les rites familiaux : la route des vacances, un moment privilégié entre mère et fille, entre grands-parents et petits enfants ou encore l’anniversaire des petits. Mais il y aussi les rites avec les amis, les collègues ou, pour les adolescents, avec les copains. Le moment McDonald’s est le moment au cours duquel les Français, les adultes comme les enfants, s’autorisent à prendre une distance ludique avec les règles qu’ils s’imposent à la maison ou dans les autres espaces dédiés au repas. Puisqu’ils peuvent y aller, pour reprendre leurs mots : en famille, avec leurs enfants ou leurs amis, pour manger, avec les autres et « à la bonne franquette », avec les doigts, en mettant toutes les frites sur le même plateau, mordre dans leur hamburger sans avoir peur de se tâcher et même rigoler quand cela arrive. Au McDonald’s, tout le monde est donc logé à la même enseigne puisqu’on ne peut se distinguer ni par sa façon de manger ni par ce que l’on a dans son assiette. C’est ce qui explique pourquoi ce restaurant est naturellement inclusif.
En 2013, est paru un livre auquel vous avez contribué chez Odile Jacob et qui pose la question de savoir si à l’avenir nous mangerions encore ensemble du fait de l’individualisation des comportements. L’aspect inclusif des restaurants McDonald’s, que l’étude souligne, semble montrer que ces restaurants sont au contraire un lieu de socialisation important. À quoi est-ce dû ?
Le livre traitait des cultures alimentaires tout en montrant les différences qui continuent d’exister entre le modèle de la commensalité « à la française » et l’individualisme qui caractérise les pratiques alimentaires du monde anglo-saxon. Je pense que la défense de ce modèle du « manger ensemble » est une des réponses que l’on peut apporter au phénomène de repli identitaire, social et communautaire qui a été mis en évidence par Jérôme Fourquet à travers ce qu’il appelle « l’archipélisation de la France ». Et que c’est à ce titre qu’il peut paraître paradoxal de constater qu’un restaurant comme « le McDo », dans lequel certains ne veulent voir qu’une sorte d’archétype de ce modèle individualiste, est devenu, aujourd’hui, et aux yeux des Français, l’un des lieux privilégiés du vivre-ensemble. Car l’étude montre bien que ce que les Français apprécient particulièrement chez McDonald’s, c’est d’abord le fait de pouvoir s’y retrouver avec des personnes qui ne leur ressemblent pas. Autrement dit, sa mixité sociale, culturelle et générationnelle. On pourrait presque dire que McDo remplit la fonction sociale qu’occupait auparavant le Bouillon, le restaurant où « les cravatés » et les ouvriers se retrouvaient dans un même lieu pour manger ensemble un plat commun.
Cela a donc trait aussi à la dimension égalitaire qui est inscrite dans la culture politique française ?
Oui. Le lieu institutionnel le plus emblématique à cet égard est la cantine scolaire ou d’entreprise. Qui oserait aujourd’hui s’opposer à l’idée qu’il convient d’avoir, dans les entreprises, un lieu où tous les salariés puissent se retrouver pour manger ensemble ? Qui oserait s’opposer à l’idée que les cantines scolaires doivent être des lieux dans lesquels les enfants des familles modestes et des familles plus aisées doivent pouvoir se retrouver pour manger la même chose ensemble, à la même table, sans qu’il y ait de discrimination ? D’une certaine manière, McDonald’s offre aussi un cadre qui permet de répondre à cette demande sociale d’égalité, intrinsèquement française.
Par Victor Tenac
Photo Anthony Guerra