NIELS SCHNEIDER « LA VIE EN PLUS DENSE »

Déroutant et sensass’ dans la série hallucinée Le Monde n’existe pas, Niels Schneider est décidément l’acteur le plus versatile et excitant de sa génération. Interview musclée et cérébrale.

Énigmatique, violent, électrique… Comment ne pas aimer ce personnage tordu d’Adam Vollmann – tout en muscles, avec un faciès de plus en plus inquiétant au fur et à mesure que la mini-série progresse – incarné par un comédien au sommet de son jeu ? Niels Schneider nous avait déjà bluffé du temps de Diamant Noir (Arthur Harari, 2016), mais nous étions loin d’être les seuls : il remporta le César du meilleur espoir masculin. Plus récemment, il volait la vedette dans D’argent et de sang, jouissive série signée Xavier Giannoli (2023)…

Aujourd’hui à l’affiche de l’adaptation en série du Monde n’existe pas de Fabrice Humbert, roman décryptant avec acuité les mécanismes du fake dans la vie d’un journaliste particulièrement trouble, le comédien de 37 ans en impose toujours autant. Lorsque nous le retrouvons en fin d’été, entre deux tournages (il joue le général Leclerc dans le prochain biopic consacré à de Gaulle), Niels Schneider a toujours la carapace de muscles qu’il s’est construite pour la série. Comme un costume pour l’aider à camper cet Adam Vollmann tout en intériorité, éloigné de ses autres rôles, et dont il n’arrive toujours pas à se débarrasser…

Pour jouer Adam Vollmann, tu as transformé ton corps en suivant un programme intense de musculation. Qu’as- tu appris sur toi-même en travaillant ainsi ton corps ?
Niels Schneider : Une certaine rigueur je pense. De toute façon, la question du corps, je me la pose sur chaque tournage, pour chacun de mes rôles. Ce qu’il représente à l’écran, le vécu qu’il raconte. S’agit-il d’un corps qu’on laisse totalement aller ? Ou, au contraire, un corps qu’on cherche absolument à entretenir ? Et quel est le rapport de ce corps aux autres ? Pour moi, c’est une sorte de costume. Là, dans Le Monde n’existe pas, le corps est d’autant plus important qu’il s’agit d’un personnage traumatisé : Adam a été victime de harcèlement plus jeune, et se construit donc une sorte de carapace, comme une seconde peau. Son corps est devenu une armure lui permettant d’être prêt à se défendre si jamais il lui arrivait quelque chose – même si, au début de la série, il est enfermé dans son bureau de journaliste H24 à Paris. A priori, il ne peut rien lui arriver, mais c’est comme si il n’avait jamais quitté ce traumatisme de jeunesse. Il doit se sentir prêt à se battre et à se défendre. Je ne me suis pas construit une musculature pour « faire beau », je l’ai fait parce que c’était important pour le rôle.

C’est un rôle fort, qui demande des performances de ta part particulièrement puissantes. Quand on est acteur, y a-t-il la tentation de choisir le rôle davantage pour la « performance d’acteur » à en tirer que pour le scénario dans sa globalité ?
Le choix n’est pas évident : il faut vraiment que trois choses me séduisent. D’abord, le metteur en scène avec qui je vais travailler. Parce que si tu files le même scénario à trois réalisateurs différents, ça donne trois films différents. Avant de découvrir le scénario de la série, j’étais déjà très admiratif du travail d’Erwan Le Duc, de son premier film Perdrix et de sa série Sous contrôle. Ensuite, lorsque l’on choisit un projet, dans l’idéal, on y découvre un rôle qui nous touche, qu’on a envie d’incarner. C’est une sorte de rencontre très personnelle : penses-tu pouvoir apporter quelque chose au rôle ? Parfois, j’ai eu des scénarios que j’ai trouvés formidables, avec des rôles magnifiques, mais je sentais que les rôles n’étaient pas pour moi. Et, enfin, il y a le scénario global, ce que le film racontera. Et Le Monde n’existe pas réunissait vraiment ces trois points. Avec un rôle magnifique. Effrayant, aussi.

Comment ça, « effrayant » ?
Parce que ce personnage, pendant tout le début de la série, a une telle opacité ! Il est tout en intériorité, c’est l’opposé de ce que j’ai pu faire dans D’argent et de sang, où je jouais un personnage dans l’extravagance, dans l’obscénité… Là, c’était vraiment la plus grande sobriété, quelque chose de très minéral. Adam se dévoile dans une espèce de pur délire, il a une trajectoire assez folle. Trajectoire qui aurait pu être difficile à suivre, sans le talent d’Erwan Le Duc. Il a réussi à créer une harmonie, un équilibre, entre des personnages très hauts en couleur.

Hauts en couleurs, mais ancrés dans le monde contemporain.
Oui, il est totalement pris dans la désinformation, dans la multiplication de récits différents, dans notre incapacité à « attraper » une vérité. Le monde serait-il qu’une interprétation de faits ? Ce sont des questions ultra-contemporaines, qui ont besoin d’être racontées par la fiction, le cinéma, la télévision.

Cet été, même Elon Musk – qui n’est pas le dernier à répandre des fake news – s’avouait bluffé devant le réalisme de certaines images créées par IA. C’est dans ce contexte de perte de confiance que sort Le Monde n’existe pas… On ne peut plus distinguer entre une image authentique et une image faussée.
Effectivement. D’ailleurs, il faudrait dès maintenant inventer une véritable « éducation à l’image », parce que les possibilités deviennent hallucinantes. Et nous ne sommes qu’au tout début. Les images, les films, les voix… Il suffit de voir la réaction des gens a la tentative d’assassinat de Trump : tout est devenu matière à douter…

Contrairement aux déclinistes qui prédisaient, avec la mort de Delon, qu’aucun acteur de moins de 80 ans serait capable de devenir un mythe à l’ère de l’hyper-communication, Technikart se réjouit de voir de nouvelles générations d’acteurs de grand talent – et tu en fais partie – capables de bien gérer leur image sur les réseaux sociaux.
Je ne me prononcerais pas sur la probabilité que certains deviennent des mythes ou pas, mais je suis d’accord qu’il existe toute une génération d’acteurs – mais aussi de réals’ – absolument formidables en ce moment. Par rapport à l’image, je sature absolument de cette démocratisation de l’autopromotion et de la multiplication des images – tout cela me donne le vertige. En conséquence, j’ai un rapport aux réseaux sociaux qui est un rapport d’évitement. Sur mon compte Instagram, par exemple, j’ai une image de La Panthère rose, et c’est tout. (Rires.) J’utilise mon compte quand j’ai un projet qui sort, puis je retire tout après. Et je n’y mets rien sur ma vie privée… Quant à cette idée selon laquelle la génération d’acteurs des années 1950 et 1960 vivaient reclus, loin des médias, etc., c’est faux ! Si vous regardez les archives, ils mettaient leur vie privée en scène, montaient des « coups » avec les magazines. Ils étaient beaucoup plus impudiques que beaucoup d’acteurs aujourd’hui – sauf qu’on ne le savait pas. Tout était promotionnel. Après, je pense que pour créer des acteurs aussi mythiques que ceux des années 1960, il faut surtout que les films voyagent hors de France. Ce qui dépend de tout l’écosystème du cinéma, pas uniquement des performances de ces acteurs. Par exemple, au moment de la Nouvelle Vague et jusqu’aux années 1970, le monde entier était tourné vers le cinéma français.

Pourquoi, selon toi ?
Parce qu’il était d’avant-garde, parce qu’il était en prise avec son époque ! Malheureusement, ça s’est un peu délité par la suite. Mais j’ai l’impression que les acteurs, réals et auteurs d’aujourd’hui ont envie de se débarrasser d’une espèce de « poids patrimonial » et de créer des œuvres modernes, c’est-à-dire en prise avec l’époque. C’est là qu’il peut se passer quelque chose d’intéressant.

Tu es devenu père il y a un an. Cela a-t-il changé ton rapport au métier d’acteur ?
Dans le jeu, il y aura sûrement une influence, je pourrais vous répondre dans quelques années. Mais surtout, ça me pousse à être plus exigeant dans mes choix. Sans enfant, on peut remplir son agenda de tournages sans trop y réfléchir. Depuis la naissance de mon fils, j’ai envie de monter encore en exigence dans le choix de mes projets. Si je passe deux mois sans lui, il faut que ce soit pour de très bonnes raisons.

Tu as grandi loin de la France, au Canada. Cela a-t-il changé le regard que tu portes sur l’industrie française du cinéma ?
Au début, la culture française m’intimidait assez fort. Le fait que tu puisses travailler avec un perchman ayant tourné avec Éric Rohmer avait quelque chose de monumental. En même temps, je pense être un acteur physique, avec une approche du jeu plus nord-américaine ou anglo-saxonne. Le cinéma français a parfois une approche plus cérébrale, dans le respect du texte et des auteurs. Même si je trouve qu’aujourd’hui, on a de nouveau des acteurs très physiques, qui se libèrent de cette tradition et partagent l’envie d’apporter un nouveau souffle dans le cinéma.

La dernière fois que nous nous étions vus, tu terminais ton premier court-métrage en tant que réalisateur. Tu prépares un long ?
Ah non ! C’était une très belle expérience, et peut être qu’un jour je réaliserai un autre film. Mais pour l’instant, c’est le jeu d’acteur qui me passionne. Bien sûr, je ne m’interdis rien. Mais être acteur, c’est un sprint. Alors qu’écrire un scénario, le filmer, le monter, c’est quatre ans de ta vie qui y passent. Peut-être que ça me tenterait bien plus tard…

Dans Le Monde n’existe pas, il est question de la vie par procuration qu’on connaît – qu’on soit lecteur, journaliste, détective… – quand on se plonge dans un fait divers. Être acteur, c’est un peu la même chose ?
Absolument ! C’est vraiment une vie par procuration. C’est la vie en plus dense, un échappatoire… C’est un ensemble de choses qu’on a en soi : des événements, des sentiments… Parfois, ce sont des métiers qu’on aurait aimé faire, des choses qu’on aurait aimé dire, des pensées qu’on repousse… Et qu’on s’autorise à exprimer à travers un personnage. Qu’on soit acteur, spectateur ou lecteur.

Ayant tourné cette série, quelle est ton interprétation de ce titre, Le Monde n’existe pas ?
Pour moi, ça reste une interrogation. Finalement, le monde n’est-il qu’une interprétation ? Un récit ? Y a-t-il une objectivité dans tout ça ? Cette organisation du monde est-elle créée uniquement par l’intelligence et par le récit humains ? Et donc, si l’on perd de cette humanité et de cette intelligence humaine (ou artificielle mais créée par l’homme) reste-t-il encore un monde ? Vastes questions !

Le Monde n’existe pas : disponible sur ARTE.TV


Entretien Adèle Thiery &
Laurence Rémila