Paru dans Technikart N° 203 – Été 2016
À en croire les start-uppers les plus « aware » de la Silicon Valley, ingérer du diéthylamide de l’acide lysergique (LSD) à micro-dose serait un sacré booster de créativité au travail. Mais le LSD est-il vraiment soluble dans l’entreprise ? Notre reporter a testé.
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DIMANCHE SOIR
« Le LSD micro-dosé a de plus en plus la cote sur le Darknet », m’explique Krishnamurti. Assis à la terrasse d’un café de Pigalle, le mec qu’on appelle ainsi parce qu’il vit la moitié de l’année en Inde me fait un exposé détaillé sur les tendances toxicologiques de l’année 2016. 42 piges, issu d’une famille aisée, ce dealer d’une catégorie rare a consacré sa vie à la drogue. Il en est devenu un esthète. « Toute cette mode du micro-dosing vient de The Psychedelic Explorer’s Guide, un bouquin écrit en 2011 par le Dr James Fadiman, m’explique-t-il. Tu peux y lire que dans la Silicon Valley, un nombre grandissant de jeunes informaticiens ont adopté cette pratique pour être plus efficaces, plus créatifs et plus détendus au taf. » Une pratique révélée au grand public par un premier article paru dans le Rolling Stone US en novembre dernier, puis massivement relayé par l’ensemble de la presse internet.
On en vient enfin au passe-passe : contre 100 euros, il me file une boîte d’allumettes à double fond contenant 30 buvards de 10 microgrammes. « C’est la dose standard, prévient-il. Prends-en un chaque jour en déjeunant légèrement. Ce traitement se fait sur un mois pour en ressentir vraiment les effets, c’est une course de fond. Et puis tiens, en cadeau, je t’en ai rajouté un à 150 (la dose « normale » pour un buvard de LSD, ndlr), que tu prendras pour fêter dignement la fin de ton expérience… » Il se barre. Je rentre chez moi avec mes buvards.
Le LSD, je connais plutôt très bien. Le Hoffman 2000 que j’ai bouffé, jeune étudiant, dans une teuf, a irrémédiablement changé ma vie. Depuis, j’en ai consommé à différentes doses, entre crises de fous rires, révélations mystiques et dissolution de l’égo. Mais jamais en microdosing sur une si longue durée.
Un peu de background : je suis journaliste depuis quelque temps déjà pour un site culturello-cool parisien, le genre de média à avoir 300 000 fans sur Facebook et un exemplaire dans chaque rade branché de la Butte Montmartre. Je suis payé pour écrire sur la nuit parisienne et – surtout ? – pour rédiger de la news débile génératrice de clics. Et là, j’avoue être en perte de vitesse. Je vais être honnête : ces temps-ci, je traverse une petite période de dépression et de vide intellectuel.
La puissance du LSD va-t-elle me permettre de redevenir l’employé du mois ?
J+1
PREMIÈRE PRISE
LEVER À 8H. Premier café/trip d’une longue série. 8h45, métro ligne 1 direction La Défense. J’appréhende un peu : le dosage est-il bon ? Je n’aimerais pas arriver au taf pété comme une fouine. Entre deux stations, je commence à sentir de très légers picotements parcourir mon corps, signes caractéristiques d’un début de montée. Cinq minutes plus tard, les picotements se transforment en fourmillements. Petite euphorie, sourire incrusté. Autour de moi, les forçats costumes-cravate-peau-glabre du Capital me dévisagent comme si j’étais un attardé mental.
9H10, arrivée dans l’open space de mon employeur. Bonjour la jeunesse dorée du journalisme web, bonjour tout le monde. Le produit pousse tout de même un peu, faudrait pas que je me fasse gauler. Assis à mon poste de travail, j’ai du mal à me concentrer, je suis assez confus. Je lis mes mails, j’effectue ma veille, c’est le micro-bordel dans ma tête.
« T’as de bonnes idées de sujets pour aujourd’hui ? », me demande le patron. Non, pas vraiment. Je lui sors une excuse bidon pour qu’il me foute la paix, sa présence me parasite. 11h40, le LSD révèle enfin toute l’étendue de ses effets. La séquence de confusion cède sa place à une phase de calme solaire : le carburant énergétique qui partait dans tous les sens est désormais canalisé. J’ai une incroyable capacité à être « focus ». Je peux me connecter à une photo, une phrase, une mesure de musique, analyser toutes ses parties, la mettre en perspective, en faire la généalogie. Les idées sont rapides et claires. Plus rien n’existe autour de moi, même les notifications Facebook. Je suis productif. Je ponds dans l’après-midi quatre articles trop LOL mais putain, c’est un véritable gâchis d’utiliser ce booster pour faire du piège à clics avec des hamsters qui se font des calinous. 19h, je rentre chez moi, je bouffe plutôt pas mal. 22h au lit, pas d’insomnie : je m’endors fatigué d’avoir pressé tout ce jus mental.
JOUR 2 :
RESSENTIR LES VIBRATIONS
Toujours le sourire incrusté. À la machine à café, les collègues remarquent ma bonne humeur inhabituelle. J’identifie clairement les deux phases dominantes que j’ai vécues la veille : petite confusion euphorique puis high olympien, phases qui correspondent finalement à un « trip » normal, mais à une échelle infinitésimale.
Là-haut, dans le bureau du patron, j’entends une journaliste se faire défoncer pour je ne sais quelle incompétence. Je ressens un flot de mauvaises vibrations. D’ailleurs, tout devient une histoire de vibrations. Je me branche à tel ou tel cerveau, idée, discours, parce que sa fréquence se mélange harmonieusement à la mienne. Mon focus est toujours aussi intense. Seul hic : je suis honteusement conscient d’être payé pour écrire des trucs putassiers…
JOUR 3 :
« CONTINUE COMME ÇA »
Papa-patron-petit-nerveux me convoque en haut dans son bureau. « Mon lapin, je remarque que tu as changé d’attitude. Et tes stats sont plutôt très bonnes depuis avant-hier. Je regarde tes papiers là : “Elle fait de l’art avec des pénis”, “Brisons le tabou de la gueule qui pue”, “Les meilleurs fontaines pour se baigner bourré à Paris”, “Halte aux pantacourts”… Bravo, c’est vraiment notre ligne éditoriale. Continue comme ça. »
JOUR 4 :
CRISE DE LUCIDITÉ
Je le savais depuis longtemps : je contribue à la grande débilisation des esprits. L’infotainment ? L’enfer à portée de clic.
JOUR 5 :
CUITE DE FIN DE SEMAINE
À la sortie du bureau, je me mets une mine. Surprise. L’alcool me fait remonter toutes les micro-doses que j’ai prises pendant la semaine. Transformation en lutin des bois. Je ris fort pendant une heure puis me lance dans de grands débats philosophico-politiques. Je perds ensuite mon téléphone portable.
« À LA MACHINE À CAFÉ, LES COLLÈGUES REMARQUENT MA BONNE HUMEUR INHABITUELLE. »
JOURS 8/9/10/11/12 :
« RÉVÉLER L’ ÂME »
Le terme « psychédélique » a été créé en 1957 par le psychiatre Humphrey Osmond dans un échange de poèmes avec Aldous Huxley et signifie en grec « révéler l’âme ». Cette deuxième semaine de « traitement » est en train de faire ressortir en douceur tout ce que j’ai laissé sous le tapis. Notamment le fait que ce job de journaliste-à-clics me casse la joie de vivre depuis un bon bout de temps déjà. Cela, je n’ai jamais vraiment eu l’honnêteté de me l’avouer. J’ai également de plus en plus de mal avec le fonctionnement autocratique, paternaliste et infantilisant de ma boîte. Autour de moi, mes collègues vivent dans une crainte constante de se faire humilier. Je suis parmi les anciens de la boîte, j’ai un statut confortable, je suis en CDI. Et, depuis quelques jours, j’envisage clairement de démissionner…
JOUR 17 :
QUELQUES PERTES DE REPÈRES
La prise continue de LSD micro-dosé me plonge dans un état constant de bien-être et de « supra-conscience ». D’ailleurs, je ne ressens aucun besoin d’augmenter les doses pour ressentir les effets voulus. On me demande dans l’après-midi de gérer un shooting photo. J’accepte avec le sourire. Je constate alors que mes facultés d’organisation sont complètement foireuses. Idem pour le sens de l’orientation. Je ne cesse de me planter pour aller au point de rendez-vous. Deux heures de retard. Mais toujours avec le sourire.
JOUR 18 :
J’ÉCRIS POUR ÉCRIRE
Dans le métro pour aller au boulot, je relis l’Idéologie allemande de Marx et Engels, texte fondateur dans lequel Marx expose sa théorie matérialiste de l’Histoire. J’ai l’impression de le comprendre comme jamais : c’est la structure entière de la société qui déconne, le capital avale et recycle tout… Au bureau, j’écris pour écrire, je passe mon temps sur des sites politiques, je décode le réel sous l’angle du déterminisme social, de la marchandisation des désirs et de la lutte des classes. Je suis un Californien anarcho-communiste.
JOUR 19 : ACID TEST
J’aimerais éveiller mes collègues, les « désaliéner mentalement » en leur distribuant du LSD. En gros, faire comme les Merry Pranksters (« les Joyeux Lurons ») : dans les années 60, cette bande d’allumés réunis autour de l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucous, Ken Kesey, parcourait les USA en bus pour promouvoir les vertus de l’acide… Je me contente de commencer pendant mes heures de boulot la rédaction des Guerres Psychologiques, recueil de textes expérimentaux trouvé au fil de mes pérégrinations sur le Net qui explique « comment convaincre l’adversaire de céder sans avoir besoin de le combattre »…
JOUR 23 : DÉCLOISONNEMENT
On m’a choisi pour interviewer Jacques, jeune musicien haut-perché et chouchou du Paris branché. Je me paume encore pour aller au rendez-vous. Jacques ne fume pas, ne boit pas, ne se drogue pas : il médite. Son originalité est d’accompagner sa musique électronique d’un discours métaphysique complexe. Nous passons plus d’une heure à parler vortex, non-gravité et décloisonnement. Sur ce dernier concept, justement, une étude récente menée par les experts de neuropsychopharmacologie de l’Impérial College de Londres tend à montrer que sous LSD, certaines zones du cerveau habituellement peu ou pas connectées communiquent davantage entre elles. Malgré ma plasticité cérébrale, il me faut plus de cinq heures pour retranscrire cet entretien stratosphérique.
JOUR 25 : CHECK-UP
L’appétit et le sommeil sont bons. Pas de perte de poids. Une libido un peu en baisse. J’ai juste mal aux dents et à la mâchoire. J’aimerais avoir un éclairage médical et psychiatrique sur cette expérience. J’appelle Krishnamurti, je suis sûr qu’il peut me filer un tuyau. « Contacte le docteur Muriel Grégoire à Marmottan », qu’il me dit. Une heure plus tard, rendez-vous est pris (voir encadré).
JOUR 26 : JE FOUS LE MINIMUM
Je me le répète en boucle depuis quelques jours : la politique ne changera pas l’Humanité tant que l’Homme restera ancré dans son égo. J’écoute de la musique sacrée hindoue et milite pour une spiritualité athée afin de me reconnecter à un Grand Tout Immanent. Je fous le strict minimum au bureau. Ah si, je prépare une lecture publique au Point Ephémère d’un texte des Guerres Psychologiques.
JOUR 30 : DÉMISSION
Chez Papa-patron-petit-nerveux, je me fais copieusement défoncer. Mes chiffres sont catastrophiques, mes articles ne marchent plus du tout. Désormais « en roue libre », je ne me rends pas compte de la chance que j’ai de bosser ici. Serein et plein d’amour, je lui réponds que je suis en fin de cycle, qu’il faut que je passe à autre chose. Je lui présente ma démission. Acceptée avec rupture conventionnelle. Je me jette dans le vide mais je m’en fous, il fallait que je le fasse pour mon hygiène psychique.
ÉPILOGUE
Voilà. Plus de boulot fixe mais pas mal de temps pour mener à bien les projets qui me tiennent à cœur. Depuis peu, je prêche aussi la bonne parole pour la très sainte église du LSD tant ce mois charnière a été riche en connexions neurologiques. À la question « le micro-dosing augmente-t-il la créativité » ? Je réponds sans hésiter : « oui ! » Est-il le partenaire idéal pour réussir dans le merveilleux monde du travail ? Je serai plus nuancé. Le LSD reste une drogue subversive qui questionne l’autorité, affirme la personnalité, révèle les tensions intérieures et échappe aux pures logiques productivistes. J’en suis quasi-certain, Albert Hoffman (découvreur du LSD, ndlr) peut reposer tranquille dans sa tombe : le grand Capital n’est pas prêt de s’approprier son enfant terrible.
Par Michael Pecot-Kleiner
Photos Flavien Prioreau & Ni-Van
LSD : DE LA MICRO-DOSE AU MÉGA TRIP
10 MICROGRAMMES
EFFET SEUIL. LÉGÈRE EUPHORIE ET CONCENTRATION ACCRUE.
60 MICROGRAMMES
PREMIERS EFFETS VISUELS. COULEURS PLUS VIVES.
90 MICROGRAMMES
LES SURFACES COMMENCENT À SE DÉPLACER. NETTE ACCÉLÉRATION CÉRÉBRALE ET ÉTAT D’«HYPER-CONSCIENCE »
150 MICROGRAMMES
DÉFORMATION DU RÉEL, HALLUCINATIONS. LA DOSE IDÉALE POUR TRIPPER SANS DANGER.
250 MICROGRAMMES
LA DOSE DE LA PREMIÈRE EXPÉRIMENTATION D’HOFFMAN. EFFETS INTENSES DU LSD.
500 MICROGRAMMES
DOSE DE MAMMOUTH. DISSOLUTION ET FRACTIONNEMENT DE L’ÉGO. VISIONS FRACTALES, PERTE TOTALE DE LA RÉALITÉ. CE GENRE DE TRIP PEUT CHANGER VOTRE VIE À JAMAIS.
1000 MICROGRAMMES
ÊTES-VOUS UN SHAMAN ?
« ON A UNE VISION PLUS GLOBALE »
LE POINT DE VUE DE MURIEL GRÉGOIRE, PSYCHIATRE ET ADDICTOLOGUE À L’HÔPITAL MARMOTTAN.
Techniquement, en quoi le LSD peut-il stimuler la créativité ?
Muriel Grégoire : Par des IRM fonctionnels, on constate la stimulation de nombreuses zones du cerveau qui, d’habitude, ne marchent pas ensemble. Mais on n’explique pas encore « scientifiquement » cette hyper connexion.
D’où vient cette sensation d’euphorie et de bonne humeur ?
Le LSD agit sur les récepteurs sérotoninergiques. Il a donc une action sur la dopamine, la noradrénaline mais aussi et surtout sur la sérotonine. La sérotonine est vraiment la molécule qui régit l’humeur : une personne très déprimé n’a pas exemple plus de sérotonine.
Le mot qui revient le plus souvent dans mon expérience est celui de « focus » ou « concentration ». Comment l’expliquez-vous ?
On cerne assez bien l’action des amphétamines sur la dopamine, qui donne un effet de focus et de concentration. Pour le LSD, c’est un peu plus complexe et différent : on peut se concentrer mais on a une vision plus globale. On est plus conscient de soi, de qui on est, et aussi de son environnement. Il y a une hyper-conscience que l’on ne retrouve qu’avec les drogues psychédéliques. Et à haute dose, il y a aussi ce que l’on appelle le sentiment océanique, c’est à dire le besoin d’être en unité et en harmonie avec le monde.
Existe-t-il un risque physique suite à la prise quotidienne d’une micro-dose de LSD ?
Il peut y avoir des problèmes artériels avec des doses plus importantes, à partir de 150 microgrammes. Sur le microdosing, on a très peu de recul sur son effet à long terme. Ce que je sais, c’est que le Dr Fadiman avait déjà fait des expériences sur cette pratique dans les années 60 et qu’il n’avait repéré aucun problème. Quoi qu’il en soit, le LSD n’est pas un neurotoxique comme certains psychostimulants : il ne détruit pas les connexions neurologiques.
Et sur les dents ?
Il peut y avoir une sensation d’attaque de l’émail. C’est plus une conséquence de l’effet du produit sur les glandes salivaires, il y a du coup un peu d’acidité dans la bouche.
Et les risques psychiatriques ?
Le risque psychiatrique est le plus important. Avec des doses importantes, il s’agit du « bad trip », un état psychotique aigu qui dure quelques heures, avec délire interprétatif, sentiment de persécution, angoisses massives, etc. La seul chose qui pourrait m’inquiéter avec le microdosing, ce serait une addiction psychologique au fait de se sentir « créatif ».
Entretien MPK