Beau, bankable et bosseur, Pierre Niney est une anomie dans le cinéma français. Un acteur qui dit non : aux projets balourds, aux propositions des grandes marques… et même à certaines de nos questions.
Paris, le 31 octobre 2018, dans ce qui reste des studios d’enregistrement de Canal. Pierre Niney, 29 ans et demi, nous a donné rendez-vous dans sa loge. S’il est de passage ici, c’est pour faire la promo de sa seule sortie de l’année, le mélodrame Sauver ou périr (un pompier ressort d’une intervention grandement brûlé ; c’est pas jojo). Alors qu’il est toujours en plateau à répondre aux questions doucereuses de Laurie Cholewa (l’émission ciné’ Tchi Tcha), j’en profite pour explorer ce monde étrange : la chaîne Canal +, post-Bolloré. Première découverte : la chaîne existe encore. Tout un monde s’y active. On y anime des émissions, on y accueille des célébrités en promo… Dans les couloirs, des visages surgis du passé me saluent. Etrange sensation : celle de pénétrer dans la jungle philippine à la fin des années 60, et y découvrir ces braves soldats japonais refusant de croire à la fin de la Seconde guerre mondiale. Je n’ai pas à coeur de les informer de l’abdication de leur empereur…
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Et voici que notre coverstar déboule. Poignée de main ferme, sourire franc, un minimum de blabla. On s’installe. Je scrute la loge. C’est bien celle d’une célébrité en promo. Les offrandes des marques de beauté (Bernard Cassière, les labos Embryvolisse) l’attendent, la table basse croulent sous les bols de Haribo et de M & M (on n’y touchera pas)… Il attend la première question en triturant sa bouteille d’eau. Contrairement aux usages, l’interviewé ne cherche pas ici à établir un rapport de séduction avec l’intervieweur. Il est là, un peu distant, répondant par un rapide non aux quelques questions qui déplaisent : celles portant sur son statut de comédien adoubé par les marques de luxe et, de ce fait, jouissant d’une image trompeuse. À tel point qu’aujourd’hui, la presse le prend le plus souvent pour un énième modèle chic que pour ce qu’il est : le plus grand comédien français de sa génération…
Il repose sa bouteille, c’est parti.
Ces derniers temps, tu choisis des films assez « difficiles » (Sauver ou périr, le dernier, étant l’histoire d’un pompier qui devient grand brûlé suite à un incendie). Pourquoi ?
Pierre Niney : Je pense que le film reste agréable à voir, qu’il est plein d’espoir et d’amour. Je l’ai fait car c’est une super histoire, pas pour faire un rôle violent ou « difficile ». Le film parle de choses réelles, qui se passent aujourd’hui et auxquelles on pense peu.
Tu dis partir à la recherche de bonnes histoires. Comment ça se passe concrètement ?
Je travaille depuis le lycée avec la même agent, Brigitte Descormiers. Quelqu’un en qui je fais confiance. Elle filtre très peu de choses : elle me montre tout et je suis le seul décideur. Il faut que le scénario me plaise – qu’il me bouleverse ou me fasse rire –, que je puisse me dire qu’il aura le même effet sur le spectateur.
Sauver ou périr est une histoire bouleversante. Au moment de la choisir, tu penses aux César qu’un rôle pourrait t’apporter (en 2015, Pierre Niney, alors âgé de 25 ans, obtient le César du meilleur acteur, ndlr) ?
Alors je ne visualise pas du tout les choses comme ça. Les remises de prix, ce sont des à-côté du métier. Mon travail, c’est d’être le messager d’une histoire. Evidemment, les récompenses font plaisir, surtout quand elles sont données par des gens du métier sous différentes formes, mais ça ne peut pas être un critère de sélection pour un rôle. Sinon, il y en a plein que je n’aurais pas faits, comme Five, une comédie dont je défends la légèreté. Ce ne sont vraiment pas les prix qui me motivent. Je fais des films, point. Si les prix suivent, tant mieux, mais l’optique c’est d’abord de faire un bon film. Quand je sors du cinéma, j’aime me dire « J’aurais trop aimé faire ce rôle ! »
Et la dernière fois que tu t’es dis ça ?
En sortant de Get Out, que j’ai adoré. Mais soyons clairs : je ne me suis pas dit que c’était dommage que je ne sois pas dans le film. Ce film est génial, il faut en faire plus comme celui-là, des films à la croisée des genres, inclassables.
Tu as la chance d’être un des seuls acteurs de ta génération à être réellement bankable : un film peut se faire uniquement sur ton nom. Tu le vis comment ?
C’est pas tant l’aspect financier qui me trotte dans la tête, même si c’est une réalité dont j’ai conscience. Quand je fais mes choix, je pense aux gens qui me suivent depuis un certain nombre de films. Je n’ai pas de regret dans ma carrière : tous les films que j’ai fait, je sais pourquoi je les ai défendus. Je pense aussi au public, je veux que l’histoire soit un gage de qualité.
Ton père est documentariste. À tes débuts, tu connaissais déjà le milieu du cinéma ?
Pas vraiment. Mon père est avant tout professeur, même s’il a réalisé quelques documentaires pour Arte (La Clé des songes, portant sur l’étude scientifique des rêves, ndlr). Ma mère quant à elle était professeure d’arts plastiques. J’ai donc baigné dans un monde créatif et universitaire.
C’était un environnement bobo de gauche ?
Je n’aime pas ce mot, qui ne m’évoque pas grand chose. Dans la bouche de certains, c’est une insulte, pour d’autres c’est un gage de liberté… J’ai grandi dans une famille nombreuse et peu politisée. Il y avait beaucoup d’animation et surtout beaucoup de filles (il a grandi aux côtés de ses deux soeurs, ndlr).
Et le déclic pour devenir acteur ?
Je devais avoir 16 ans. J’adorais le théâtre et les professeurs me disaient que c’était possible d’en faire son métier. Alors j’ai passé plusieurs castings pendant un an. Puis j’ai eu un rôle pour un téléfilm historique (La Dame d’Izieux, 2007) sur des enfants en 39-45.
Tu as fait partie de trois troupes de théâtre. Ta formation s’est surtout faite sur scène ?
Mon parcours ressemble plutôt à l’apprentissage d’un art et un artisanat : c’est un savoir-faire, une technique, un métier que je défends avec bonheur et fierté. Et ça peut très bien s’apprendre sur les planches. Si je devais le refaire je n’hésiterais pas une seconde.
À 21 ans, tu deviens sociétaire de la Comédie française… C’est déroutant ?
Oui ! Quand tu y rentres, tu sais que ta vie va changer. Mais tu ne sais pas combien de temps tu vas y rester.
Et tu finis par décrocher un premier rôle…
Oui, dans J’aime regarder les filles, un petit film d’auteur qui a beaucoup de charme. J’ai joué avec Lou De Laâge, et ça m’a fait comprendre qu’avoir un premier rôle au cinéma, c’est un luxe énorme et une expérience extraordinaire. Un rôle principal te contraint à construire un personnage pendant plusieurs mois alors qu’avec les petits rôles, il faut parvenir à convaincre en une ou deux scènes, ce qui est un exercice très difficile et très fort. Je pense notamment à Philip Seymour Hoffmann qui y arrivait très bien dans beaucoup de films. Quand tu as peu de choses à défendre, c’est presque plus difficile qu’un premier rôle à certains égards.
Tu acceptes encore des petits rôles ?
Oui récemment j’ai fait une scène dans Deux Mois, le prochain film de Cédric Klapisch avec François Civil et Ana Girardot.
Avec François Civil et quelques autres , vous faites partie d’une véritable bande d’amis comédiens, bande qui s’est créée entre 2011 et 2013…
C’est vrai, il y a eu une agglomération de personnes que j’ai rencontrées au gré de mon parcours : Ali [Marhyar] au cours Florent, François [Civil] sur le tournage de Five, avec Igor [Gotesman], Jonathan Cohen et pas mal d’autres que j’ai réuni dans la série Castings. Série qu’on a commencée, Ali et moi, alors qu’on était encore au cours Florent.
Peu de temps après avoir terminé le cours Florent, il y a eu l’explosion Yves Saint Laurent (le film de Jalil Lespert, sorti en 2014). Comment se prépare-t-on pour un tel rôle ?
Je me suis beaucoup isolé, pendant la préparation mais aussi pendant le tournage. Il y a eu énormément de répétitions, des cours avec des stylistes, une dessinatrice qui avait travaillé avec Monsieur Saint-Laurent, beaucoup d’observation. Sans compter les séances de binge-watching d’archives pendant quatre mois. C’est surtout un travail de documentation. C’est quand même un art qui se base beaucoup sur l’observation.
Quand tu dis que tu suivais des cours, c’était pour t’imprégner du savoir-faire de Yves Saint Laurent ?
Oui, mais aussi pour être crédible dans les mouvements, à l’aise avec la technique, le toucher, les tissus, c’est toute une technique.
Jouer YSL t’a-t-il appris des choses ?
Oui, consciemment et inconsciemment. Yves Saint Laurent a eu une existence tellement particulière et extravagante que je ne peux pas en tirer des leçons sur ma propre vie. Mais ça m’a quand même appris beaucoup de choses, notamment sur la façon de gérer l’image et la célébrité. J’ai aussi beaucoup appris en tant qu’acteur : c’était la première fois que je jouais quelqu’un d’aussi tourmenté, d’aussi intense et maniaco-dépressif. C’était nouveau pour moi, j’avais seulement 21 ans.
Tu renvoies cette image d’acteur reconnu par ses pairs, mais tu véhicules aussi celle de l’égérie d’une marque…
C’est la première fois que j’entends ça. On ne m’a jamais dit que quelqu’un pensait que mon rôle dans Yves Saint Laurent m’avait donné une image d’égérie de la marque…
Il y avait aussi des articles selon lesquels tu allais justement devenir la nouvelle égérie de la marque.
On ne peut pas empêcher les gens de fantasmer. Ca fait partie du métier, mais je n’ai fait aucune pub ou travail d’égérie.
C’est un choix radical de ne faire aucune publicité pour un comédien.
J’ai déjà accompagné des marques en tant qu’ambassadeur, parce qu’elles m’intéressent, que je les apprécie, que j’ai une affinité avec le créateur (comme avec Montblanc, qui m’accompagne depuis des années), mais je n’ai jamais été le visage d’une campagne.
Y-a-t-il des entreprises qui te proposent des contrats de publicité?
Oui ça arrive mais jusqu’ici j’ai toujours dit non.
Est-ce à cause de ton travail et à l’image que tu renvoies ?
Je sais pas trop.
Alors comment fais-tu pour préserver l’image que les spectateurs se font de toi ?
Je ne me pose pas la question. Pour moi, ce qui compte, c’est de faire des bons films et de me donner du mal dans le travail, de choisir les histoires avec le plus de rigueur possible. Le reste ne m’importe pas beaucoup à vrai dire.
Ça ressemble à quoi une année de Pierre Niney ?
Ca dépend vraiment des années. Là ça fait un an et demi que j’ai pas tourné, c’est à dire depuis Sauver ou Périr parce que ce rôle m’a beaucoup marqué, que c’était très intense et qu’il m’a fallu du temps pour atterrir, pour avoir envie d’autre chose et trouver une belle histoire. Il n’y en a pas tant que ça, c’est très précieux. Entre temps j’ai écrit, j’ai développé des projets avec ma boîte de production qui s’appelle Ninety Films, où je développe des séries, des longs-métrages, des jeunes réalisateurs, des projets pour moi aussi… Ça, c’était cette année, mais des fois il y a un gros film qui arrive, donc là c’est 3-4 mois de préparation, deux mois de tournage… Parfois ça peut aller jusqu’à trois films, mais en ce qui me concerne, c’est assez exceptionnel. J’essaie d’en faire un ou deux par an.
Donc après ton rôle très intense dans Sauver ou Périr, tu as dit non à certains projets ?
Oui …et se permettre de refuser des choses c’est un luxe énorme. J’avais besoin d’un temps pour moi, pour trouver quelque chose d’aussi fort, et justement je vais attaquer un film avec Nicole Garcia, Stacy Martin et Benoît Magimel. C’est une histoire romantique et sombre, un très beau film. J’avais besoin d’un projet aussi intéressant, après un tournage aussi éprouvant.
En interviewant des acteurs plus vieux, on entend certains dire avoir trop donné d’eux-mêmes, tandis que d’autres enchaînent et tirent facilement une croix sur leur rôle. Tu te situes comment par rapport à ça ?
Je pense que c’est ce qui est magnifique avec ce métier : personne ne le fait de la même manière, et c’est pour ça que c’est instructif d’échanger avec d’autres acteurs. On a tous notre manière propre de cuisiner, on a tous nos secrets. La façon dont chacun travaille, ça me fascine. Il n’y a pas de règles. Mon parcours je l’ai commencé au théâtre, mais il peut y en avoir mille autres, permettant de forger d’excellents acteurs…
Y-a-t-il des acteurs dont tu admires particulièrement la technique ?
Philip Seymour Hoffman, dont on parlait tout à l’heure, mais aussi Mathieu Amalric, Vincent Cassel, Matt Damon, DiCaprio, Kate Winslet… De Niro, Patrick Dewaere aussi…
Dans la façon de gérer une carrière artistique, tu as les mêmes références ?
En l’occurence je trouve que Steve Carell fait une carrière extraordinaire. Il vient de la télé, il est passé par des petits rôles, il a montré qu’il savait absolument tout faire avec une humanité extraordinaire… Je suis vraiment fan, et puis c’est un génie de comédie, on le sait depuis The Office.
Pour revenir à ton break, assumes-tu le fait de demeurer sans tourner ?
Oui, parce que je veux être prêt à redonner quelque chose d’intéressant. Je veux être prêt à retrouver de belles histoires, être prêt à reconstruire, physiquement et psychologiquement, un personnage que je juge intéressant, qui vaut vraiment la peine.
Pourquoi as-tu quitté la Comédie Française en 2015 ?
J’y avais passé cinq ans, j’avais envie d’ouvrir un nouveau chapitre et je voulais partir avec tous les bons souvenirs que j’en avais. J’avais besoin d’une nouvelle énergie dans ma vie.
Ces prochains mois, c’est quoi le programme ?
Après le tournage du Nicole Garcia, me mettre à un film que j’aimerais bien réaliser. C’est un film sur lequel je planche depuis 4 ou 5 ans, et dans lequel j’aimerais bien jouer. Une comédie dramatique.
Et un acteur qui ne tourne pas, c’est quoi ?
Ça laisse du temps pour autre chose. Il faut arriver à nourrir les films avec des choses humaines, de l’expérience. Donc il faut avoir le temps de faire des choses normales à côté.
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C’est pas trop difficile de faire ça en France quand on est un acteur connu ?
C’est plus simple que dans d’autres pays. Ici les gens sont plutôt gentils, pas trop intrusifs, y’a pas trop de paparazzi, enfin à mon niveau. On n’est pas mal en France…
Laurence Remila