Dans son passionnant ouvrage En public (PUF, 2015), le théoricien allemand Boris Groys décrit un monde dominé par l’injonction de « l’auto-design ».
L’homme, ayant finalement pris au pied de la lettre les sirènes de sa prétendue sacralisation nietzchéenne, se retrouve aujourd’hui contraint de designer son existence. À la suite des avant-gardes qui ont dé-professionnalisé l’art et l’ont rendu accessible à tous, nous serions donc devenus, d’une certaine manière, les Philippe Starck de nos propres vies. Voilà la thèse de l’ouvrage En Public, essai du flamboyant théoricien allemand Boris Groys, professeur à la Columbia University de New York.
Si l’on regrette que Groys n’interroge pas plus son présupposé inaugural envisageant l’homme comme mesure de toute chose, on ne peut néanmoins nier que cet ouvrage recèle un lot de fulgurances largement au dessus de la moyenne. Il a, de fait, bénéficié de notre lecture attentive (dans la limite des moyens intellectuels dont nous disposons, bien entendu). « Le sujet moderne s’est vu imposer un nouveau devoir : celui de l’auto-design, de sa représentation esthétique comme sujet éthique », écrit Groys.
Moins sociale que métaphysique, cette discipline cosmétique appliquée à l’individu invite chacun à s’envisager comme une œuvre autoproduite. Inutile de dire que la thèse de ce livre résonne avec l’étonnante ferveur égotiste suscitée par les réseaux sociaux, où l’insignifiance démultipliée est élevée au rang en prouesse warholienne. Cette massification de ce qui était jusque là une attitude microcosmique aboutit à une société du spectacle sans spectateur, chacun étant trop occupé à sculpter au ciseau à bois les contours de sa propre différence pour s’intéresser à celle du voisin.
« Pour ma par, écrit Groys, je soutiendrais plutôt que le monde du design total est celui de la suspicion généralisée, le monde du danger latent guettant derrière les couches de design. Le but principal de l’auto-design consiste à neutraliser la suspicion d’un éventuel observateur, à créer un effet de sincérité susceptible d’établir la confiance dans l’âme du spectateur. Dans le monde actuel, la production de sincérité et de confiance est devenue la préoccupation de tout un chacun – et, cependant, ce fut, et c’est resté, tout au long de l’histoire de la modernité, la principale activité de l’art : l’artiste moderne s’est toujours positionné comme la seule personne honnête au sein d’un monde d’hypocrisie et de corruption ».
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Proche des méthodes d’envoûtement, l’auto- design dont parle Groys s’inscrit donc dans l’évolution des formes artistiques. Il n’est pas une œuvre matérielle au sens où on l’entend traditionnellement mais, à l’instar de ce qu’est devenu l’art aujourd’hui, il peut s’envisager comme l’ensemble de la documentation autour d’un projet de vie qui ne se réalise jamais vraiment. Effectivement, en photographiant une bouteille de rosé sur fond de calanque ensoleillée et en la postant sur Instagram, on fait preuve d’à peu près autant d’hédonisme que l’archiviste de la RDA classant les fiches de la Stasi en vue de l’avènement d’un monde meilleur. Vaste concept, l’auto-design se laisse comprendre, entre les lignes, comme l’impossible sécularisation de la transcendance. C’est pour cela que le livre de Groys, répétant à l’envie l’antienne philosophique qui voudrait nous faire croire à la mort de dieu, semble sonner au contraire comme l’aveu inversé de son omniprésence.
Nicolas Santolaria