Le philosophe spinoziste, chroniqueur au Magazine littéraire, consacre son dernier ouvrage aux cons. Loin de vouloir leur échapper, il les embrasse… pour mieux nous sauver du mal-être social et de nos passions tristes.
Etonnamment, votre livre très bienveillant envers les cons. On ne ricane pas : on les comprend. D’où vous vient cette envie de comprendre les cons ?
Maxime Rovere : J’avais d’abord envie de retrouver mon calme ; parce que, quand on est face à un con ou à une conne, on est pris d’une colère dont on les considère comme responsables. Et à partir du moment où nous pensons que c’est l’autre le responsable, on est déjà dans le mur, puisqu’on a déjà perdu le contrôle. La première étape pour moi a donc été de comprendre la grande leçon des stoïciens. Elle consiste à dire : « concentre-toi sur ce que toi, tu peux changer dans la situation ». Une fois que j’en étais là, j’ai découvert qu’il fallait aller plus loin encore, c’est-à-dire qu’il fallait dévoiler ce que les stoïciens n’ont pas voulu décrire : ce drame que j’appelle notre insuffisance ! Qu’est-ce que l’insuffisance ? C’est la découverte que nous faisons, que sans aide, isolés, seuls, on n’arrivera à rien, pas même à surmonter la colère que nous inspirent les cons. Donc si mon livre est bienveillant, c’est parce qu’il met en avant notre propre détresse. D’ailleurs, en l’écrivant, je voulais surtout surmonter la mienne ! Mon travail a donc été de mettre au point des techniques et des concepts pour que, quand les cons nous submergent, on puisse se reconcentrer sur des opérations mentales pas trop difficiles à faire. Du coup, tout change : là où on s’attendait à voir sa colère exploser, on trouve un moyen de la laisser diminuer jusqu’à ce qu’elle s’épuise.
Vous dîtes qu’il ne faut pas en vouloir aux cons, que c’est notre société malade qu’il faut blâmer…
La société crée des cons à chaque fois qu’elle dysfonctionne, et malheureusement, elle dysfonctionne par définition. Le fait qu’elle crée des cons n’est pas un problème : un système sans anomalies ne serait pas humain, mais totalitaire. Reste à déterminer à quelle échelle les sociétés produisent leurs anomalies. Ce n’est pas parce que je dis que les sociétés dysfonctionnent par définition qu’il n’y a pas des sociétés qui fonctionnent plus ou moins bien. Dans la nôtre, on peut identifier des lieux de conneries évidents : par exemple, tout le monde a remarqué que les réseaux sociaux voient se déverser un grand nombre d’abrutis de tous poils. Mais le problème n’est pas que les cons s’expriment (ça, c’est plutôt sain, et ce serait plutôt la solution) ; la difficulté vient que le réseau permet à leurs haines, à leurs colères, bref à leurs émotions les plus irréfléchies de s’auto-alimenter, si bien que, comme je l’explique dans le livre, on a l’impression que les cons augmentent.
Dans le livre la connerie n’est pas montrée comme une chose innée : elle semble rôder autour de nous, en attendant de nous choper quand on s’y attend le moins…
Oui, elle peut surgir en nous à n’importe quel moment. Mais vous semblez penser qu’elle vous viendra de l’extérieur ; il me semble plus exact de dire qu’elle est déjà dedans, en moi, en vous. Je préfère donc la décrire comme ces zones d’ombres qui subsistent, ou ce moisi qui a poussé dans des endroits auxquels on ne pense jamais. C’est le principe d’un préjugé : on ne sait pas qu’on a une idée préconçue puisque, par définition, elle est une idée à laquelle on n’a jamais vraiment réfléchi. Puis, un jour, une situation la fait surgir, ou quelqu’un la pointe du doigt, et vous prenez conscience de votre propre connerie. Sur ce point, je suis la leçon de Socrate. Son projet c’est la mise en cohérence : Socrate discutait avec les jeunes d’Athènes, non pas pour leur montrer que leurs idées étaient connes ou fragiles (j’avoue que parfois, quand on lit les dialogues platoniciens, ont à l’impression que c’est ça) mais pour leur montrer que leurs idées, leurs paroles et leurs actes ne sont pas cohérents entre eux. Ils doivent donc se réaligner – c’est à mes yeux le plus beau projet philosophique. Et c’est exactement l’ambition de « Que faire des cons ? » : le livre veut rétablir autant que possible chez ses lectrices et ses lecteurs leur propre alignement.
Vous auriez un conseil concret à donner à nos lecteurs pour les aider à supporter leur con du moment ?
Il y a une technique qui marchent pas mal. Quand quelqu’un vous agace, vous pouvez vous mettre immédiatement en mode narratif, en vous disant : « Attends, maintenant j’arrête tout, il me raconte une histoire ». Quand je pense cette phrase, il y a un philosophe en moi-même qui d’un coup change de posture, s’assied au fond de son fauteuil et cesse de se sentir agressé, cesse de juger, et écoute. Il écoute parce qu’il n’a plus prise sur son interlocuteur… C’est tout à fait comme au cinéma : comme on n’a aucune prise sur le film qui passe, on le regarde calmement. C’est un degré assez minimal de la bienveillance, mais franchement, c’est assez efficace !
Jean-Baptiste Dotari