Icône du cinéma, mais aussi de la mode ou de l’art contemporain, l’Écossaise Tilda Swinton promène sa grâce et son look androgyne sur les écrans et dans les musées depuis près de 40 ans. Nouvelle muse de Pedro Almodóvar, elle éclaire de son regard laser le magnifique La Chambre d’à côté.
Elle transforme tout en art massif. Toujours hype, toujours en avance, Tilda Swinton est toujours sublime, même dans un blockbuster décérébré made in Marvel. Elle évite les faux pas, refuse le compromis ; elle n’est pas à la mode, elle est la mode, de la pure poésie en mouvement. Alors que Technikart révèle une nouvelle fois la liste des « 100 qui vont sauver l’année », la reine Tilda Swinton s’affiche – flamboyante, fluide, impériale – sur notre cover. Hein, pourquoi, comment ? Tout d’abord parce que vous allez la retrouver dès le 8 janvier à l’affiche du Pedro Almodóvar, La Chambre d’à côté, une œuvre immense sur la mort et l’amitié, le meilleur long-métrage de Pedro depuis des années, définitivement un des grands moments ciné de 2025. Un diamant de plus autour du cou de l’actrice écossaise qui enflamme depuis près de quarante ans les écrans, les musées, les podiums, les clips, l’art contemporain, et surtout notre imaginaire, une femme qui brouille tous les repères, navigue entre les genres, les mediums, à la fois modèle, muse, icône, homme et femme, jeune et vieille…
Depuis son premier film en 1986 signé Derek Jarman, Tilda Swinton, 64 ans, entretient des relations au long cours avec des artistes et affiche une filmographie aussi exigeante qu’impeccable. Figure incontournable de la planète arty, elle tourne avec les frères Coen, David Fincher, Lynne Ramsay, Luca Guadagnino, Joanna Hogg, Jim Jarmusch, Apichatpong Weerasethakul, Bong Joon-ho (« je suis une inconditionnelle de son travail, c’est un maître du cinéma ») et tourne avec certains plusieurs films d’affilée, notamment sept avec Derek Jarman ou cinq avec Wes Anderson. Sa beauté androgyne, sa passion, son éclectisme lui font traverser le 7e art comme une déesse. Ainsi, elle peut aussi bien jouer la méchante sorcière dans une superproduction comme Le Monde de Narnia, un maître kung-fu et de l’occulte dans Doctor Strange et Avengers : Endgame ou affronter Michael Fassbender à la fin du film de David Fincher, The Killer, en lui racontant, impassible, l’histoire bien connue de l’ours sodomite (« Tu n’es pas vraiment venu pour la chasse, n’est-ce pas ? »). Mais Tilda est plus familière du cinéma d’auteur et elle promène sa grâce, regard vert laser, sa chevelure peroxydée sur un corps androgyne dans le remake de Suspiria, We need to talk about Kevin, The Eternal Daughter, Memoria, ou encore dans Only Lovers left alive où elle se métamorphose en vampire amoureuse. Une monstre de cinéma qui ridiculise à elle seule la théorie de l’auteur pour imposer celle de l’acteur.
DAVID BOWIE , LE MOMA & OLIVIER SAILLARD
Productrice avisée, actrice insaisissable qui n’aime rien tant que se transformer physiquement, Tilda Swinton se définit comme « artiste » ou « modèle d’artiste » (elle a d’ailleurs débuté au cinéma, dans Caravaggio, du provocateur Derek Jarman, où elle incarne une jeune femme qui posait pour le peintre Caravage). En plus de sa carrière ciné, elle entame des collaborations au long cours avec des personnalités venues de tous les horizons et s’impose dans les musées, la mode (notamment avec Karl Lagerfeld), lors de performances, ou créé même en 2008 un festival de cinéma en Écosse, le Ballerina Ballroom Cinema of Dreams, qui a lieu à Nairn, le petit village écossais où elle habite toujours. Elle illumine le clip de David Bowie « The Stars (are out Tonight) » ou affole l’art contemporain avec la performance « The Maybe », où, enfermée dans une boîte en verre, elle dort huit heures par jour à la Serpentine Gallery de Londres. Une performance qu’elle reprendra au MoMA, à New York. À Paris, dans le cadre du Festival d’automne, elle livre une série de performances autour de la mode au Palais Galliera, en compagnie d’Olivier Saillard, directeur du Palais Galliera-musée de la Mode. Dans Cloackroom, présenté en 2014, Tilda jouait à la dame du vestiaire, accueillait les spectateurs et les débarrassait de leurs manteaux, écharpes ou vestes. Avant de jouer avec un blouson de cuir, parler, caresser les vêtements, ou encore s’y lover, puis de les remettre à leurs possesseurs. Inoubliable !
Quand Tilda rencontre Pedro
Au fil des années, elle a construit une œuvre singulière multiforme, intime, inclassable. Si Tilda fonce et continue toujours d’accélérer, c’est parce qu’elle a été sprinteuse jusqu’à l’âge de 18 ans. « Si j’ai arrêté, c’est parce que ça ne m’intéressait pas de gagner. Quand des gens ont commencé à compter sur mes victoires, j’ai perdu tout intérêt. » Toujours avide de rencontres et d’expériences, elle débute sa collaboration avec Pedro Almodóvar en 2019 pour un moyen-métrage inspiré de Jean Cocteau, La Voix humaine. En tournage en Colombie avec Apichatpong Weerasethakul, elle reçoit un mail du maître qu’elle adore depuis Femmes au bord de la crise de nerfs, découvert lors de sa sortie, en 1988. « Pedro m’invitait à danser avec lui, un miracle ! » Alors que depuis quelques années Almodóvar tourne en rond avec de gros mélos dégoulinants, il cisèle un festival Tilda. Col roulé rouge sang, une hache à la main, Tilda fume et se parfume, Tilda pleure, Tilda prend une douche toute habillée… Léger, aérien, Almodóvar ose tout, et surtout l’artifice ; son cinéma se fait caresse. Quatre ans plus tard, elle retrouve Pedro pour La Chambre d’à côté, entièrement tourné en anglais, son film le plus sobre, chronique d’une mort annoncée car Tilda – qui joue une double rôle – souffre d’un cancer en phase terminale et décide d’en finir, avec son amie de toujours, Julianne Moore, à ses côtés. S’engage alors un sublime ballet de mort, ponctué de scènes inoubliables quand Tilda s’allonge au soleil, pour écouter une dernière fois le chant des oiseaux, sous le regard embrumé de Julianne Moore. Mais de ces actrices d’exception, c’est Pedro qui en parle le mieux. « Dans La Chambre d’à côté, le poids du film repose entièrement sur les épaules de Tilda Swinton et de Julianne Moore. Le spectacle, c’est elles. C’est un véritable tour de force pour les deux actrices. »
À ses côtés lors de la conférence de presse du festival de Saint-Sébastien, Tilda Swinton a laissé éclater son amour pour Pedro. « Vous avez planté en chacun de nous un jardin de trésors. Votre travail est bon pour le monde, nous vous en remercions du fond du cœur. Vous vivrez pour toujours. Nous sommes des êtres humains chanceux – grâce à vous, il est plus facile d’en être un, malgré tout… Je suis assise à côté de Pedro en pensant que c’est une bénédiction magique de l’avoir trouvé. Je le connais depuis moins longtemps que d’autres personnes à cette table, mais il est déjà une partie absolument centrale de ma vie… » Comme Tilda qui fait intrinsèquement partie de la nôtre – que nous retrouvons en direct de son manoir en écosse…
Par Marc godin
Vous semblez aimer les collaborations au long terme. Vous avez tourné sept films avec Derek Jarman, cinq avec Wes Anderson et c’est aujourd’hui votre second film avec Pedro Almodóvar.
Tilda Swinton : J’aime les collaborations et je suis ravie d’en entamer une nouvelle avec Pedro. J’ai commencé ainsi avec Derek, une conversation ininterrompue, même quand le film est terminé. C’est ce qui s’est passé avec Pedro. On avait tourné La Voix humaine et nous n’avons cessé de nous parler depuis…
On peut vous voir au cinéma, dans des clips, au musée, dans des performances… Comment vous qualifieriez-vous : actrice, réalisatrice, productrice, artiste ?
Je ne me vois pas comme une actrice, je n’ai jamais voulu devenir actrice. La plupart des acteurs prennent la chose très au sérieux, ce qui – et je suis désolée de le dire – n’est pas mon cas. J’ai débuté avec des artistes pluridisciplinaires. Derek Jarman était un écrivain, un peintre, un réalisateur, un activiste politique, un jardinier… Comme tous ceux que j’ai rencontrés à mes débuts. Que suis-je ? (silence). Je suis une bête curieuse (rires).
Vous avez travaillé avec les auteurs les plus influents de la planète cinéma mais aussi dans de grosses machines comme Doctor Strange ou Le Monde de Narnia. Pourquoi ce grand écart, que recherchez-vous ?
Des personnalités. Pour Doctor Strange, Narnia ou Constantine, on est venu me chercher et à chaque fois, leurs réalisateurs voulaient expérimenter. Celui de Narnia n’avait jamais réalisé un film live, et David Fincher, pour Benjamin Button, m’a dit que l’on allait bosser avec cette technologie du « de-aging ». J’aime l’idée de l’aventure, c’est primordial. Les grosses machines sont comme des vacances pour moi. Mais ma maison, mon chez moi, c’est de bosser sur le développement d’un film avec des auteurs indépendants. J’aime l’esprit underground.
Vous travaillez depuis douze ans avec Chanel, et Wim Wenders vient de réaliser un court-métrage avec vous pour la collection Métiers d’art.
Je suis de plus en plus impliquée au sein de la maison Chanel, et je suis maintenant leur ambassadrice pour l’art et la culture. Ces derniers mois, j’ai donc travaillé en Chine avec Wim Wenders sur ce court-métrage, et à Tokyo avec Kore-eda, où j’ai participé à un atelier pour déceler de nouveaux réalisateurs et comédiens de talent. Chanel prend cette idée d’activisme culturel très sérieusement et je suis très fière de participer à leurs programmes.
De vous, Karl Lagerfeld avait déclaré « c’est une femme moderne, une icône intemporelle d’élégance. » Que pensez-vous de la mode ?
Oh, je ne le savais pas, merci beaucoup. Il se trouve juste que j’ai des amis qui me sont très chers et qui sont de grands créateurs, d’immenses stylistes, et je collabore avec eux. Pour le reste, je n’y connais pas grand-chose…
Dans le remake de Suspiria, en plus du rôle principal, vous jouez un psychiatre allemand âgé, Lutz Ebersdorf. Mais je crois que vous ne vouliez pas que cela se sache…
C’était génial, sur le plateau, personne ne le savait, à part le réalisateur et la maquilleuse, et cela devait rester secret… Je joue également un autre rôle dans le film, que personne n’a encore décelé…
Vous semblez aimer disparaître complètement dans vos rôles, jouer un homme, une femme. Souvent, vous êtes méconnaissable.
C’est le plus beau des compliments, j’aime disparaître. Comme cela, le spectateur est complètement absorbé par l’intrigue. Je n’ai pas envie que l’on trouve mon jeu magnifique ou quoi que ce soit, ce n’est pas le sujet. Mon modèle absolu pour le jeu, c’est l’âne dans Au hasard Balthazar de Robert Bresson, un de mes films préférés de tous les temps.
Vous avez toujours joué avec les notions de genre et d’identité. Pourquoi ?
Les genres ne m’intéressent pas plus que cela, ce qui m’intéresse, c’est la fluidité. Comme dans Orlando, de Sally Potter. Un personnage qui marche aux confins de son identité et qui se transforme, c’est cela que je recherche.
C’était drôle d’arriver à la toute fin de The Killer de David Fincher pour raconter la blague de l’ours sodomite ?
(Elle explose de rire). « L’ours sodomite », quelle façon délicate de présenter la chose. Il n’y a pas de fusillade finale, juste cette grosse blague. C’était tellement marrant !
Et Pedro Almodóvar ?
La Chambre d’à côté n’est pas vraiment une adaptation du livre de Sigrid Nunez, seulement un segment. Quand Pedro m’a envoyé le script, je me suis aperçue qu’il avait intégré quelques-unes de nos conversations.
Le film a été tourné aux États-Unis ?
Non, à Madrid.
En quoi Pedro est différent des autres metteurs en scène ?
Sur le plateau, j’ai l’impression qu’il a déjà tout le film en tête, comme s’il l’avait déjà vu. Avant de tourner une scène, il te la décrit très précisément. Il faut donc essayer de l’enchanter, lui donner un petit plus. Il veut être surpris, donc c’est comme un jeu. Ce qui est remarquable, c’est qu’il est très rapide. On fait une prise, parfois deux. Plusieurs fois, je l’ai supplié de faire une troisième prise, mais c’était toujours « Non, j’ai ce qu’il me faut… »
Et Julianne Moore ?
Quand Pedro m’a demandé qui pourrait incarner Ingrid, je ne pouvais que penser à Julianne. Et je suis tellement heureuse qu’elle ait accepté. Notre couple est très crédible, alors que nous ne nous connaissions pas, ça matche parfaitement. Et nous sommes devenues très vite les meilleures amies du monde.
Il y a plusieurs scènes où vous semblez ne rien faire, vous êtes au soleil, à écouter le chant des oiseaux, et c’est magnifique.
J’adore voir ce genre de scènes au cinéma, regarder les gens être, vivre. C’est le sujet même de La Chambre d’à côté. Martha vit sa dernière semaine, le plus pleinement possible, complètement, avec ce qui compte le plus au monde : l’amitié, l’art et la nature. Elle se reconnecte une dernière fois à tout cela et c’est un triomphe.
Pour conclure, un mot sur David Bowie ?
David (silence). Ce que je peux vous dire, c’est combien il était heureux. Il était curieux, engagé, il aimait l’aventure, il débordait de musique. À la toute fin de sa vie, il avait des tas d’idées pour un nouvel album. Bien sûr, nous ne l’entendrons jamais, mais c’est tellement beau de savoir que David, jusqu’à la fin, composait, pensait, vivait musique. Cet homme était un rêve.
La Chambre d’à côté de Pedro Almodóvar
Sortie en salles le 8 janvier
Entretien Marc Godin
Photo Nico Bustos