À l’horizon 2026, la tour Triangle culminera à plus de 180 mètres dans le 15e arrondissement de Paris. Aboutissement d’une saga politico-juridique débutée en 2008, la pyramide de verre, qui s’apprête à devenir la troisième plus haute construction de la capitale, est au cœur d’une lutte opposant deux visions du monde.
Dans nombre de traditions, le triangle est associé au symbolisme du chiffre trois, considéré comme la voie juste, l’équilibre ou encore la réconciliation. Était-ce cette dernière, entre inscription dans la modernité et protection patrimoniale, que visait Bertrand Delanoë lorsqu’en avril 2003, dans le supplément « Ville« du journal Libération, le maire de Paris se frotte au tabou de la construction des tours dans sa ville, alors interdites par Valéry Giscard D’estaing depuis 1977 ? « Avec l’élaboration du futur plan local d’urbanisme, la question de la hauteur des bâtiments doit être posée. Prenez un espace donné : si vous ne raisonnez qu’à l’horizontale, une fois installés les crèches et les logements, où placez-vous les espaces verts ? Parfois ne vaudrait-il pas mieux accepter des immeubles un peu plus hauts pour réaliser un grand parc en surface et, dans le parc, une crèche ? A-t-on le droit d’être un peu imaginatif ? », s’interrogeait-il alors. L’imagination, ou plutôt son manque, figure justement au rang des arguments que promoteurs et détracteurs du projet renvoient dos à dos avec virulence depuis que l’ancien édile de la capitale a octroyé en 2008 la concession de la tour au fleuron français de l’immobilier commercial, Unibail-Rodamco-Westfield.
MAL D’ALTITUDE
21 ans plus tard, l’imaginaire de modernité convoqué par Bertrand Delanoë apparaît désormais en filigrane. Après deux années de concertation, le nouveau PLU (Plan local d’urbanisme) bioclimatique, approuvé le 20 novembre 2024 par le Conseil de Paris, revient au plafond historique de 1977, limitant ainsi la hauteur des futurs bâtiments à 37 mètres. Et pourtant, aujourd’hui, plus de 200 tours de plus de 50 mètres de haut composent le tissu parisien. Pourquoi dans ce cas tant de controverse autour des tours ? « Il y a beaucoup de fantasmes sur la question de la hauteur », explique Franck Boutté, directeur d’un atelier d’ingénierie environnementale et Grand Prix de l’urbanisme en 2022. À Paris, le chantier de la Tour Eiffel faisait déjà l’objet d’une pétition en 1887 signée par les plus grands artistes de l’époque (Zola, Charles Gounod, Maupassant, etc.). Un texte qui protestait contre une « tour vertigineusement ridicule prête à écraser de sa masse barbare notre beau patrimoine, Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l’Arc de Triomphe, tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. »
La tour Triangle serait-elle dans ce cas anti-écologique, comme le soulignent ses détracteurs ? Pas tant que cela. La durabilité sous-tend le projet : emploi de matériaux de construction recyclés (acier à 90 % – fontes des canalisations à 99 % ou aluminium des façades à 62 %), système de géothermie sur nappe, panneaux photovoltaïques sur 1100 m2, raccordement au réseau de chauffage urbain, récupération de la chaleur sur l’air extrait du bâtiment, des eaux pluviales, ou bien de l’énergie générée par les ascenseurs, consommation d’énergie 3,3 fois inférieure à la moyenne des bâtiments existants. Par ailleurs, la localisation centrale de la tour, desservie par les transports en commun est idéale, propice à l’usage des mobilités douces qui seront encouragées par 1900 mètres carrés d’emplacements réservés.Quant à la destination du bien, Jacques Herzog , l’un des architectes du cabinet Herzog & De Meuron en charge du projet, insiste sur l’importance d’un bâtiment qui « ait une structure réversible » . En effet, selon les promoteurs, un tiers du bâtiment, soit environ 30 000 m2, a été conçu pour être potentiellement transformable en logements, tout en insistant sur les 15 000 m2 dévolus à des usages « mixtes ».
L’ANTI-MONTPARNASSE
« La tour Triangle c’est l’anti-Montparnasse », s’enthousiasme l’essayiste Vincent Cocquebert, pour qui cette mixité d’usages colle à ce qu’il nomme « l’ère des transitions » , où fluidité, adaptabilité et réinvention constituent les nouvelles boussoles de l’époque. Un cap que prendrait la tour Triangle, en rupture donc avec la destination monolithique de la tour de bureaux du XIVe arrondissement et de son incapacité à financer sa rénovation, moins d’un demi-siècle après sa construction. Face aux oppositions de la tour Triangle et à la dernière version du PLU, l’essayiste qui, dans son étude La hauteur et les tours à Paris, analyse la manière dont la tour Triangle catalyse, au-delà de la simple question de sa taille, les craintes liées à « la nouveauté, à l’avenir et au progrès », déplore « un moment néo-Giscardien, dans une sorte de reboot à l’opposé de l’avant-gardisme ». Si d’après l’auteur de La Civilisation du cocon (2021) et Uniques au monde (2023), la modernité s’est construite sur l’idée de progrès, le fait de ne plus y croire débouche nécessairement sur une « pulsion de repli, le désir d’un monde extérieur à sa mesure et la peur du futur ». Des postures qui, « derrière leur dimension défensive, révèlent en sous-texte le besoin de refaire société tout en renouant avec une perspective excitante du futur au sein d’une cité durable » . Des aspirations qui, selon lui, au-delà d’avoir simplement été prises en compte par le promoteur, auraient été au cœur même de sa conception, octroyant à l’ouvrage toutes les chances de devenir le « futur totem urbain du monde de demain ».
UNE QUESTION DE SYMBOLES
Des arguments qui ne tiennent pas pour Catherine Nédélec, présidente de l’association SOS Paris. « Ça fait près de 150 ans qu’on nous bassine avec un imaginaire où les tours seraient l’unique fleuron de la modernité », s’insurge-t-elle. Pour Vincent Cocquebert, « Paris est l’une des capitales les plus patrimoniales du monde. C’est comme si le développement architectural de la ville s’était arrêté au XIXe siècle et aux immeubles haussmanniens. » Et ce dernier de rappeler que le sociologue Jean Baudrillard constatait, amusé, cette muséification en Amérique « On naît moderne, on ne le devient pas. Et nous ne le sommes jamais devenus », écrit-il. « Ce qui saute aux yeux à Paris, c’est le XIXe siècle. Venu de Los Angeles, on atterrit dans le XIXe siècle. Chaque pays porte une sorte de prédestination historique, qui en marque presque définitivement les traits. Pour nous, c’est le modèle bourgeois de 1989 et la décadence interminable de ce modèle qui dessine le profil de notre paysage. Rien n’y fait : tout tourne ici autour du rêve bourgeois du XIXe siècle. » Vincent Cocquebert rappelle aussi que l’emplacement de la tour Triangle a précisément été choisi pour rompre avec un quartier en partie délaissé, notamment à cause d’entrepôts vétustes et non fonctionnels qui limitaient les possibilités de liens entre habitants. Convaincu que les habitants sauront s’approprier les commerces, la crèche, ou encore l’espace culturel, l’essayiste déplore que les nombreuses défiances suscitées par le projet se rapportent davantage à des symboles, tels la hauteur ou le capitalisme, qu’à des arguments portant sur le bien lui-même.
Dans une interview donnée en mars dernier au magazine The Good Life, Pierre-Yves Guice, directeur de l’Établissement public d’aménagement de Paris La Défense, expliquait qu’historiquement « seules deux institutions pouvaient traverser le vélum (surface des hauteurs maximales des constructions, ndlr), le pouvoir royal et l’Église, seuls eux pouvaient prétendre à s’élever au-dessus du commun des mortels. Si, pour une décennie au moins, la tour Triangle sera le dernier gratte-ciel construit à Paris, la seule chose qui puisse juger de son succès ou non, c’est bien l’avenir. » De là à voir dans les tours parisiennes de nouvelles cathédrales…
Dans une célèbre illustration parue en 1909 dans le magazine Life, le cartoonist Alanson Burton Walker, y représentait le gratte-ciel sous la forme d’un empilement de mondes fictionnels. Comme si cette architecture répondait à un principe fondateur selon lequel « le gratte-ciel ne peut qu’inviter à la narration et faire de l’architecte un créateur de fictions ». Il faut dire que du Métropolis de Fritz Lang en passant par le High Rise de l’écrivain J.G. Ballard jusqu’au Building Stories du dessinateur de bandes dessinées Chris Ware, la hauteur, par la multiplicité des imaginaires qu’elle génère, est une inépuisable machine à fabriquer des histoires. Celle de la tour Triangle, entre 2008 et 2022, se situait quelque part entre le mythe de Sisyphe et la comédie kafkaïenne de Harold Ramis Un jour sans fin où Bill Murray se retrouve coincé dans une infernale boucle temporelle. Mais aujourd’hui, c’est une toute autre histoire qu’elle est en train de construire : celle de notre temps.
Par Benjamin Cazeaux-Entremont