UN RÉSEAU SOCIAL SOUS PARIS : GOING UNDERGROUND

Vingt mètres sous la capitale, une société anarcho-troglodyte de quelque milliers de personnes s’auto-gère depuis plus de trente ans. notre reporter tout-terrain est descendu explorer ces 280 km où règne l’anarchie.  

Paris rive gauche, 4 heures du mat’, trente mètres sous terre, je suis trempé jusqu’aux mollets, mais j’ai de nouveaux amis aux noms étranges qui écoutent du rock très fort, et un verre de Côte du Rhône en main – quelques-uns dans le pif. Je suis venu observer un mystérieux groupe de mammifères troglodytes dans leur environnement naturel, le labyrinthe de carrières interdites de Paris, devenu un terrain d’aventure, d’expression, de fête, ou un échappatoire à la surface. La cavité où je me trouve au sud du réseau, creusée par des fous furieux peuplant ce dédale de calcaire, est meublée de bancs et d’une table, sous un ciel étoilé peint sur la roche. J’ai été guidé là par un spécimen moustachu portant un béret rouge et des bottes jaunes de marin, sifflotant et écoutant de la musique punk, répondant au nom de Jean Bombeurz – qui sillonne ces galeries depuis vingt ans. Avec ses cinq compères, Lotus, Cosmo, José Pieds, Milou, et Pelleteuse, nous écumons les galeries et les salles du réseau depuis plus de six heures, sur fond de Béruriers Noirs, AC/DC, ou Byzance Nord – un groupe du coin. Et nous ne sommes pas seuls ici, nous avons déjà croisé une soixantaine de troglodytes – on dit qu’ils vivraient et travailleraient à la surface une partie du temps –, tous équipés d’enceintes portables et de bières. « Salut les gars ! », « Qui va-là ? », « Bonsouaire ! », « Vous êtes de la région ? ». Mais qui sont ces hommes des cavernes ?

RÉSEAU SUD & CHANSONS LOCALES

21 h 30, une échelle nous plonge quinze mètres sous terre. Après avoir arpenté les entrailles techniques de Paris et s’être glissé dans un trou de souris, nous arrivons dans le GRS – Grand Réseau Sud –, plus bas encore, où les carriers du Moyen Âge ont extrait les pierres ayant servi à construire les monuments de Paris il y a des centaines d’années. Au fil des galeries, se dévoilent des épures de carriers des années 1800, les premières peintures de Jérôme Mesnager ou les tags de légendes du graffiti des années 1980, puis des sculptures, bas reliefs, fresques, restes historiques, installations, cavités, ou encore la galerie des promos, où les élèves des Mines viennent peindre chaque année une fresque depuis 1992. Bref, Disneyland en plus humide. Lors de notre première halte dans un cabinet de minéralogique où une quinzaine de spécimens boivent des coups – mâles et femelles, entre 20 et 50 ans –, nous partageons anecdotes et saucisson. On parle de tout, sauf de ce qu’il se passe en haut. Ici, Trump, Macron ou Michel Barnier n’existent pas. Un type me dit qu’il est un « creuseur », mais se ravise en comprenant que je ne suis pas d’ici : « Moins je raconte, mieux c’est. » La culture locale est secrète pour les non initiés. Repartant de cette escale, mes nouveaux compères entonnent des chants locaux sur fond d’accordéon (créés par un spécimen mélomane dénommé Mucke). « Aux catacombes, il y a de tout, il y a des tombes. Tu rates tout, dérapes et tombes dans la pénombre. Aux catacombes, tu tiens plus debout, tu fumes des tonges, tu bois des coups et puis tu tombes, jusqu’à l’hécatombe, aux catacombes, aux catacombes… » J’ai l’impression d’être un des sept nains, version alcoolisée.

catacombe paris novembre 2024

 

PSYCKOZE & YOUTUBEURS

1 h 30 du mat’, salle Nymphéa, au centre du réseau. Des spécimens passant par là nous rejoignent festoyer, et Lotus le binôme de Jean Bombeurz m’en dit plus sur ces fameux creuseurs, « Il y a eu des découvertes de faites avec ça, par des sortes d’archéologues urbains clandestins. Ça crée aussi des espaces qui existaient sans exister. J’ai moi-même participé à des chantiers. Fin des années 2000, on avait entrepris le chantier de la salle “Apéro”, et un soir un type faisait une petite sculpture à l’angle de la salle et de la galerie, c’était Psyckoze (célèbre cataphile et graffeur parisien), on ne se connaissait pas encore. C’est cool quand il y a une communion entre les artistes et les mecs qui font les salles. » Dans la cataculture, chacun apporte sa pierre à l’édifice, dans un grand cadavre exquis architectural.

2 h 30, Byzance, une place publique pour cataphiles. Il y a là une trentaine de personnes, dont un géant appelé Grand Maître. « On est dans un endroit clandestin, les pseudos permettent de rencontrer quelqu’un et de lui parler pour ce qu’il est, sans savoir son nom, son origine sociale, etc. Tout le monde se parle ici. Et au bout d’un moment t’es plus connu pour ce que tu fais avec ton blaze, qu’avec ton vrai nom. Tu sais que tel mec a fait une teuf, que telle équipe a construit telle salle, telle sculpture. Beaucoup se créent des vies là-dessous, ils ont un rôle ici, et leur nom va rester. Dans trente ans, tu sauras toujours que ce mec-là a fait des trucs. » m’explique Lotus. Contrairement au Paris de la surface et ses 2,2 millions d’habitants, dans ce Paris alternatif de quelque milliers d’âmes, on peut devenir quelqu’un – à condition de ne pas avoir la langue trop pendue. Soudain, une voix surgit, « c’est quoi ça ? » pointant mon magnéto et mon appareil, « on n’aime pas les Squeezos par ici » dit le géant, « j’espère que t’es pas youtubeur ! », « Non, non, je suis avec Lotus. » Ouf, on a évité un drame.

FUMIGÈNE & TIKTOKEURS

On croise trois types d’humains ici : les cataphiles ; les ristous ; et les consommateurs. Les cataphiles ont un blaze, descendent fréquemment depuis des années, ou depuis peu, mais en tous cas avec passion et intérêt pour la culture locale et ses codes, ils sont acteurs du lieu, le font évoluer, s’intéressent à son histoire, qu’ils gardent secrète. Les touristes sont des passagers comme moi. Enfin, les consommateurs viennent exploiter l’endroit et donnent dans le sensationnel, comme les youtubeurs, Tiktokeurs, et autres « Urbexeurs », détestés par les cataphiles. « Ils font ça pour mettre leur gueule sur les réseaux sociaux, à cramer les entrées, à dire n’importe quoi. Quand t’es ultra connu comme Squeezie et que tu filmes ta descente, t’as une responsabilité énorme. Évidemment que plein de jeunes vont faire pareil. Mais ces mecs-là viennent une fois et mettent ça sur TikTok, et ils s’en cognent du microcosme qu’ils dérèglent. Ils n’apportent aucun respect, ni héritage. Le monde des catas se bat encore pour le secret, même si c’est un peu peine perdue avec les réseaux. » se désole Lotus, qui a vu l’impact des réseaux sociaux sur la fréquentation des catacombes. Animé par la discussion sur les youtubeurs, il trouve une consolation, « suis-moi, on va rigoler. »

catacombe paris novembre 2024
VINGT MILLE LIEUX SOUS PARIS_
Les cataphiles appréciant tous types d’explorations souterraines, c’est toujours un plaisir pour eux de crapahuter dans les entrailles technique de la ville, et d’y laisser la trace de leur passage – notre reporter au grand large ci-dessous ne se le serait pas permis.

 

« SI TU AS ENVIE DE TE FOUTRE À POIL ET DE COURIR TOUT NU, TU PEUX. » – SOX


Plus loin dans une galerie, il sort une bouteille remplie d’une poudre blanche faite maison, qu’il verse au sol, puis allume. « C’est un fumi ! » Une fumée épaisse envahit l’espace et les gens. Trente minutes après, les galeries sont enfumées à des kilomètres d’ici. Le fumi est le traitement réservé par les cataphiles aux visiteurs irrespectueux, bien que l’atmosphère qu’ils créent ne leur déplaise pas. De l’aveu de Pelleteuse, « c’est de la violence conviviale, comme les pogos dans les concerts de métal. » Après avoir enfumé Byzance, nous rallions une dernière salle accompagnés du géant – finalement très sympa –, avant de remonter à la surface. Il est déjà 6 heures du mat’. Piqué par l’adrénaline de cette expédition sous Paris, dès le lundi suivant je suis déjà à nouveau trente mètres sous terre, cette fois avec un autre spécimen indissociable des catacombes, habitant visuellement les lieux : un graffeur.

« DE LA PIERRE ET DE L’HUMAIN »

Lundi, 3h du mat’, secteur des « Bermudes », un gruyère de galeries où il vaut mieux ne pas se perdre, situé sous l’hôpital du Val-de-Grâce, au nord du réseau. Je suis avec mon ami photographe Flo, et sa copine Vio. Ce lundi, nous ne croiserons que deux spécimens. Notre guide à rouflaquettes s’appelle Sox, un français d’origine écossaise, il tague autant à la surface que dans ces tunnels où il traîne depuis quinze ans, et y organise des teufs. « C’est l’endroit où je me sens le plus à l’aise. Ici on est dans une micro-société, un microcosme, on se retrouve entre personnes passionnées, et on expérimente. Là, si t’as envie de te foutre à poil et courir tout nu, tu peux. Tu rencontres des gens qui n’ont rien à voir socialement, pas le même âge, pas la même religion, pas la même taille, la même couleur de peau, mais tout ça s’annule à partir du moment où t’aimes aller sous terre. Ici y’a que de la pierre et de l’humain. » Mais Sox descend aussi parfois seul. « Certains vont à Fontainebleau faire une balade, pour moi prendre l’air c’est soulever une plaque et descendre dans les catas. Si je descends tout seul, c’est que je ne vais pas bien, que j’ai besoin d’extérioriser un truc. » Le temps qu’il passe ici depuis des années s’affiche sur les murs et les plafonds, sous formes de graffitis posés aux quatres coins du réseau, lui ayant valu autant de problèmes que de respect de la part des cataphiles, historiquement divisés sur le sujet.

catacombe paris novembre 2024
GRAFFITI RUPESTRE_
Cours d’histoire improvisé de notre guide Sox sur les signatures des carriers du 19e, et l’histoire plus récente du graffiti, et des « Frotte Connard » (voir encadré). « Ça amène de la vie là où il n’y en a pas. »


« Dans les catas ou à la surface, si je vois un tag sur un mur gris je suis content, ça veut dire qu’un humain s’est exprimé. Il y a une nouvelle lecture, une histoire. Pourquoi cette personne a écrit ça ? Qui est-elle ? Quel âge a-t-elle ? D’où vient-elle ? Pourquoi est-ce qu’elle a fait ça ? D’un coup, il y a de l’humain. Sans graffitis, la rue ou les catas seraient très aseptisées. J’aime que ça évolue. On a vu des épures de 1858, comme des tags de 2024, mais c’est la même chose, marquer son passage. Dire, je suis vivant, je suis passé ici, avec mon nom, mon blaze. » Ces carrières sont donc une sorte de musée secret d’art brut infra-urbain, dont l’histoire débute au temps des romains. Après avoir fait étape à l’Arche Perdue, nous arrivons dans un bar clandestin fraîchement créé par des jeunes cataphiles à peine sortis du Lycée.

SUPERMAN UNDERGROUND

« Ils ont avancé de fou en un mois. Ils sont trop forts ! » hallucine Sox en arrivant dans cette salle de 60 m2 encore pleine de remblais il y a peu. Un magnifique bar de plus de deux mètres et un canapé ont été taillés dans des pierres massives, il y a des tapis, une balançoire, de quoi poser une projecteur et tendre une toile, et pas un déchet – à part moi. « Je pensais voir du monde ici », me confie Sox. Mais qui sont donc ces jeunes bâtisseurs ? « Ils n’ont pas de nom, c’est cata justement, c’est secret. Ils ont 20 ans, ils sont ni géologues ni architectes, mais ils savent exactement ce qu’ils font, dans quoi ils creusent, ils ont les cartes IGC, etc. c’est des bons. On ne se rend pas compte du taf monumental. » Nous entendons finalement des gens arriver. Deux jeunots débarquent avec une enceinte sac à dos et le son à fond (Stupeflip, « À bas la hiérarchie »). « Payé au lance-pierre, t’as plus qu’à bouffer les restes. Harcèlement moral, ambiance carcérale, espèce de connard qui s’habille super mal. Pense à Rosetta, des ressources humaines, chaque fois que tu t’feras ken par c’putain d’système. » Très Cata.

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LES MILLE ET UNE SALLES_
L’Arche Perdue est une salle parmi des centaines de lieux reconnaissables disséminés au quatre coins de ce réseau géant, nommés Château, Bar des Rats, Byzance, Teddy’s Bar, La Boutik, ou Salle des Fêtes…


À peine arrivés, Sox discute avec eux comme s’ils se connaissaient depuis toujours, « tu vas bien mon loup ? », « Mais vous vous connaissez ? » L’un d’eux me répond, « non, mais on se sait ». Ils reprennent, « ouais, Loulou, Kamel et tout, ils m’impressionnent… ». Ils parlent des mecs qui ont creusé la salle et qu’ils connaissent en commun, comme un club de foot qui parle de ses joueurs, sauf qu’ici tout le monde joue, et qu’il n’y a ni arbitre, ni règles. Ni dieu, ni maître. Nos deux camarades se nomment Orbit et Krepe Au Cidre, tous deux 20 ans. « Orbit, c’est parce qu’un jour je me suis pris un gros coup dans les noix, et que mes pieds ont décollé du sol. » Intéressant. Au-delà de l’anecdote, ici-bas les pseudos permettent aussi de vivre une double vie, comme l’explique Sox, « Moi je suis Clark Kent, et en dessous, je suis Superman. Je ne suis plus moi, je suis Sox. Il y a un truc très schizophrénique. En dessous, je ne suis pas le même homme qu’à la surface. C’est un peu comme dans World Of Warcraft, où on se créer sa propre identité – sans mentir sur sa vie. » Orbit ajoute, « Certains gros cataphiles qui passent trois nuits sous terre, ou des semaines, sont des gens qui sortent du cadre, qui se cherchent une place en dessous, qui développent une sociabilité dans les souterrains. Certains arrivent à gérer les deux mondes, mais d’autres se laissent emporter par cette société souterraine autonome. Moi je voulais être quelqu’un d’autre, mais je n’y parvenais pas. Ça m’a plutôt permis de comprendre qui j’étais. »

SERVEUR DISCORD & HÉTÉROTOPIE

De son côté, Krepe au Cidre est un jeune creuseur agissant en solo, ouvrant des salles ou des chatières. Il perçoit lui aussi un aspect jeu vidéo dans ces aventures qu’il se crée en bas. « Ici, c’est comme un château de sable, t’as la liberté de faire ce que tu veux. Ce que je fais le mieux, c’est de rouvrir des chemins. Une salle qui n’est plus accessible pour X raisons, mon but va être de trouver une manière d’y accéder. J’ai la carte, je sais où est la salle, faut trouver des moyens d’ouvrir un passage. Les cata c’est une sorte de MJC, un squat, une société parallèle, comme une société de jeux vidéo, un espèce de serveur Discord. D’ailleurs, si tu vas à Byzance ou des endroits comme ça, c’est des forums au le sens littéral du terme, tu y retrouves des gens, ça parle, etc. C’est une démocratie, une société anarchiste autogérée. » Sox va plus loin : « On est sous terre, on est dans un monde imaginaire gros. On est sous Paris, mais on est chez nous, et on est aussi pas chez nous, on est chez personne. On est nulle part. Mais c’est l’endroit où on aime être, ici il n’y a pas de temps, pas d’horloge. »

GRS-NAUTILUS EDITION catacombes paris
CHANGEMENT DE PLAN ?_
Les carrières s’explorent comme une map de jeu vidéo – à condition d’avoir la carte –, avec ses niveaux de difficulté, de profondeur, ses zones inondées, ses easter eggs, ses passages secrets, ses quêtes personnelles, etc.


Ce monde imaginaire des carrières est à la fois très personnel et très collectif. Le cinéma intérieur qui se joue ici peut être mis en lien avec les travaux de Michel Foucault sur ce qu’il appelait l’hétérotopie – la localisation physique d’une utopie. « Des espaces concrets qui hébergent l’imaginaire, comme une cabane d’enfant ou un théâtre. Ils sont utilisés aussi pour la mise à l’écart, comme le sont les maisons de retraite, les asiles ou les cimetières. De façon plus générale, ils peuvent être définis dans l’emploi d’espace destiné à accueillir un type d’activité précis : les stades de sport, les lieux de culte, les parcs d’attraction font partie de cette catégorie. Ce sont en somme des lieux à l’intérieur d’une société qui obéissent à des règles qui sont autres. » On n’en est pas loin.

« CERTAINS SE LAISSENT EMPORTER PAR CETTE SOCIÉTÉ SOUTERRAINE AUTONOME… » – ORBIT

 

Moi qui étais très triste de ne plus pouvoir aller me promener en montagne depuis que j’habite à Paris, j’ai trouvé-là mon alternative. On y trouve des apéros à la bonne franquette, des plans et cartes en tout genre, une passion déraisonnée pour les mousquetons et le matos du Vieux Campeur, et surtout ce côté aventure, mission, qui fait revivre, et permet de s’échapper. Bon, d’ailleurs c’est pas tout ça, mais je dois vous laisser, on m’attend au Bar des Rats, dans le nord du réseau. N’essayez pas de me joindre. Over and out.


Par Jean-Baptiste Chiara
Photos Florian Thévenard